Friday, October 29, 2004

Glucksmann.— Le Discours de la haine (extraits)

Près de quarante ans après le Discours de la guerre, qui le révéla au grand public, André Glucksmann, inlassable philosophe, publie le Discours de la haine. Le Figaro Magazine vous en présente quelques extraits en exclusivité.

Texte établi par Patrice de Méritens.
Le Figaro Magazine, 16/10/2004.


Pour ses têtes de chapitres, André Glucksmann a le génie des titres décalés : «Dans l’atelier des bombes humaines», «Pourquoi les coiffeurs ?», «Cherchez la femme», «Bonjour monsieur Montaigne !» ... Après avoir dédié son ouvrage à «une rose de Tchétchénie très chère et si lointaine», le voici dans le vif du sujet :

Tantôt brûlante et brutale, tantôt insidieuse et glaciale, une haine inlassable hante le monde. Son spectre obstiné et têtu saccage les relations privées et les affaires publiques. A chacune de ses apparitions on fait mine de tomber des nues. Et chacun de s’offusquer, découvrant que mairies, écoles et commissariats n’éradiquent pas les conflits entre cages d’escalier, tout comme l’ONU, armée de sa sacro-sainte loi internationale, peine lamentablement à instaurer une paix planétaire partout souhaitée, partout rêvée, sans cesse dynamitée. La myopie perdure et ceux qui décidément veulent mourir idiots entonnent l’éternelle antienne du : «Comment est-ce possible au XXe siècle ?», retoquée au goût du jour : «Comment est-ce possible au XXIe ?»

La prétention d’avoir tourné la page gouverne les qu’en-dira-t-on. N’avons-nous pas relégué les haines collectives dans les livres d’Histoire et renvoyé les méchancetés individuelles aux bons soins des psychologues ? Peu importent les avertissements qu’assènent les innombrables pépins de l’actualité, l’euphorie moderne passe outre et s’empresse illico de démentir savamment ces démentis. Tout s’explique, se comprend, s’excuse. Le pédophile est victime d’une enfance malheureuse, l’assassin de vieilles dames argue de cuisants besoins d’argent, les violeurs de banlieues sont fils du taux de chômage et les «tournantes» dans les caves, où les filles de 15 ans sont outragées à répétition, relèvent d’une pénurie d’équipements sociaux. Dans la foulée, on maquille Ben Laden en noble ou fâcheux représentant des humiliés et des offensés planétaires. Il serait stupide d’en faire une maladie, contre-productif de le monter en épingle, et malvenu d’exagérer la menace terroriste qu’il brandit avec ses émules. Des légions d’optimistes recommandent aux Américains, traumatisés, trop angoissés, les calmants d’usage. Nos pharmacies ont réponse à tout.

Thèse majoritaire et bien-pensante : la haine majuscule n’existe pas. Celui qui la pointe du doigt esquive les vrais problèmes. Celui qui croit l’avoir et la revendique est prisonnier d’un mirage. La haine qu’il éprouve, et qu’il manifeste, doit être réduite à des causes extérieures qui la précèdent : malheurs, malencontres, misères, frustrations, humiliations et offenses. Ainsi pensent les Diaphoirus de l’âme. La haine n’est que le fruit gâté d’un manque d’éducation. Education qui se fait fort d’abolir ce qui n’existe pas. Acquittement général, embrassades unanimes.

Thèse défendue ici : la haine existe, nous l’avons tous rencontrée. A l’échelle microscopique des individus comme au coeur des collectivités géantes.


Violence planétaire. Nous sommes passés de l’âge de la bombe H à celui des bombes humaines : Manhattan 2001. Fini l’équilibre de la terreur jadis réglé par quelques grandes puissances. Le déséquilibre des terrorismes révèle un pouvoir d’universelle nuisance à la portée du plus grand nombre. Cette haine si partagée est structurée comme un discours qui répond de tout, à tous : quand ça va mal, ne cherchez plus, c’est «la faute au sexe», «à l’argent» et «aux boutefeux impérialistes». Partant en guerre contre les Juifs (qui pourrissent l’humanité), la Femme (qui perturbe le moi) et l’Amérique (mauvais démiurge des deux premiers), la haine prêche un fabuleux retour à l’ordre. Elle exige que le moi, le monde et la providence divine tournent rond. Son fracas se veut paradoxalement gardien de nos sommeils.

L’étrange capacité d’agglutiner des délires singuliers et les rages hétérogènes autour d’une furie lyncheuse collective pour en faire un lien social d’excellence s’illustre, énigme entre les énigmes, par la haine des Juifs. Cette passion destructrice traverse les millénaires, s’habille au goût du jour, renaît sans cesse des cendres de divers fanatismes qui semblent la motiver. Elle parut chrétienne, mais lorsque l’Europe se déchristianisa, elle atteint son acmé. On la croyait éteinte après Hitler et voilà qu’elle se mondialise. On l’espère cantonnée dans quelques excès obscurantistes ou xénophobes, mais l’actualité du soir titre sur Jérusalem et ses environs, à charge pour chaque habitant de la planète de prendre parti et de choisir son camp.

La «question juive» n’est aucunement une obsession maladive qui n’agiterait que les cervelles intégristes musulmanes, lesquelles ne font que ravauder les thèmes éculés des antisémitismes religieux, étatistes, anti-occidentaux jadis véhiculés par l’Occident lui-même. Beaucoup plus bizarre est la tolérance et la complaisance d’une opinion mondiale avertie, éclairée et pétrie, à l’en croire, des meilleures intentions.

Mikis Theodorakis, grand compositeur et grande conscience s’il en est sous le soleil de la Grèce moderne, déclare, très applaudi devant un parterre de journalistes et de ministres : «Nous sommes deux nations sans frères dans le monde, nous [les Grecs] et les Juifs, mais ils ont le fanatisme et le culte de la force... Aujourd’hui nous pouvons dire que cette petite nation [les Juifs] est la racine du mal, pas du bien, trop de suffisance et trop d’obstination c’est le mal... Ils n’ont que les ombres d’Abraham et de Jacob, nous avons le grand Périclès» (novembre 2003).

Soyons clairs. Le propos n’est pas ici d’incriminer quiconque critique telle ou telle politique d’Israël. Que ce soit celle du gouvernement ou celle de l’opposition. Pacifisme ou bellicisme. Chaque citoyen, sur notre planète éclairée, dispose librement du droit d’exprimer une opinion négative touchant la ligne supposée trop militariste de tel leader ou trop angélique de tel autre. A l’exemple des électeurs israéliens qui perdent rarement l’occasion de contester impitoyablement leurs éphémères représentants, nul n’est tenu de soutenir sans conditions la majorité au pouvoir, sous peine de tomber dans l’absurdité de condamner, non moins sans conditions, l’opposition du jour, laquelle peut démocratiquement devenir la majorité de demain.

Marquer son désaccord avec une option stratégique, pour l’instant dominante dans l’opinion israélienne, ne mérite donc aucunement d’être taxé d’antisémite, antijuif ou judéophobe. Est-ce à dire que ces qualificatifs péjoratifs sont désormais hors d’usage ? Ou bien que de multiples exagérations et dérapages transgressent le champ des libres discussions et leur prêtent une nouvelle vie ? L’outrance signale communément que la passion est en train de l’emporter sur le bon sens. L’accumulation d’outrances témoigne que l’argumentation rationnelle ou raisonnable cède le pas à des pulsions inavouées parce qu’encore inavouables.


Parmi les interrogations posées par la question juive, celle du destin des Etats-nations :

C’est une question que l’Europe des Etats se pose à elle-même. Que penser, que faire de ces étranges apatrides qui circulent entre les Etats, alors que ceux-là — les uns comme les autres et les uns contre les autres — s’emploient à unifier leurs populations et à les souder militairement, culturellement, économiquement ? Tandis que les administrations centrales s’érigent responsables de la sécurité, de la santé, de la prospérité de leurs sujets-citoyens, la circulation interfrontalière des gens sans terre encombre de plus en plus.

On est loin des problèmes de vagabondage, de trafic, de contrebande, facilement maîtrisables. Les Etats-nations s’angoissent de ne pouvoir contrôler un marché mondial en plein essor. Le mouvement des capitaux et des marchandises perturbe sans cesse les politiques étatiques ; la circulation des idées, des sentiments, des inventions, des modes et des moeurs ne respecte pas les barrières frontalières et menace la cohésion, voire l’âme des collectivités en pleine auto-adulation.

Les penseurs du XIXe opposent la plénitude spirituelle et matérielle de la communauté («Gemeinschaft» selon Ferdinand Tönnies, stades «organiques» d’Auguste Comte) et l’action dissolvante des circulations sans frontières («Gesellschaft» de Tönnies, société ou stade «critique» de Comte).

Hegel est formel : «L’Etat ne convient pas au principe juif et reste étranger à la législation mosaïque.» Le Juif-juif vit, selon Hegel, dans un «état de passivité complète, d’une laideur complète». Cette définition n’est ni raciale ni esthétique, mais politique, le Juif est un animal sans patrie. L’Europe des Etats parie que les Juifs sans Etat basculent, par définition, du mauvais côté, entendez du côté de l’ennemi, quel qu’il soit, où qu’on soit : parias, traîtres en puissance ou cinquième colonne potentielle. Le ver est dans le fruit.

Aporie des Etats modernes : ils sont modernes pour autant qu’ils participent à l’expansion polymorphe de la mondialisation, ils s’affirment Etats en revendiquant une maîtrise pleine et entière des effets de cette mondialisation. On comprend que la «question juive» taraude l’Europe des Etats, puisque celle-ci nomme «juive» sa propre impuissance. L’argent est juif, voyez Rothschild ! La circulation des idées révolutionne les certitudes des sciences fantasmées nationales, voyez Einstein ! Comme la circulation des sentiments contamine les us et les traditions de la communauté, voyez Freud !, l’art dégénéré, juif lui aussi, pervertit les candeurs citoyennes ou raciales.

Wagner, aussi antisémite fût-il, n’échappe pas à l’opprobre et voit sa musique taxée de judaïsme. Au début du XXe siècle, Paris médit des intellectuels interlopes qui, chaque année, font pèlerinage à Bayreuth, trahissent la bonne musique française et s’inféodent aux rugissements wagnériens. Au même moment Berlin pangermanique fustige la société cosmopolite qui entoure Cosima Wagner. Avant, quelques années plus tard, de caresser Hitler dans le sens du poil. L’Etat européen se veut maître après Dieu, mais n’y parvient pas. Le Juif, supra et infra national, à la fois banquier et paria, incarne l’échec des prétentions de l’Etat-nation. «L’un des aspects les plus fascinants de l’histoire juive demeure le fait que les Juifs prirent une part active à l’histoire européenne précisément parce qu’ils étaient un élément inter-européen et non national, dans un monde où seules les nations existaient ou étaient sur le point de naître. Ce rôle fut plus durable et plus essentiel que leur fonction de banquiers des Etats.»

L’Europe chrétienne avait deux fers au feu : la solution «douce» de sa question juive par la ghettoïsation des Juifs réels ou la solution «dure» par leur extermination occasionnelle. L’Europe des Etats hésite de même : soit l’assimilation systématique soit l’annihilation non moins systématique. Le choix entre les deux issues ne dépend aucunement des Juifs réels. Peu importe qu’ils s’élisent bien-pensants ou révolutionnaires, gangsters ou salonnards, ou les deux. Seule compte la situation des Etats, selon qu’ils s’estiment au bord du gouffre ou solides et prépondérants. L’affaire Dreyfus puis la France pétainiste prouvent avec quelle facilité un appareil d’Etat, qui a fait de l’assimilation sa doctrine officielle, bascule, par temps d’orage, dans la haine exterminatrice.

La nouvelle question juive que s’inventent les nations-Etats est une question écran. Derrière elle se profile, inavouable mais lancinante, la question de la mort des collectivités modernes. Et si la «France éternelle» ne l’était pas ? Et si l’Allemagne «über alles» ne planait pas au-dessus de tout ? Et si l’Anglais, qui jure «Right or wrong, my country», avait le tort de sous-estimer le mal que peut produire sa patrie quitte à se ruiner elle-même ? Dans le miroir juif, les sociétés européennes déchiffrent la mortalité possible de leurs immortalités feintes.


Dans le collimateur des terroristes : l’Amérique. Glucksmann analyse le phénomène («du délice d’égorger doucement son otage»), puis aborde l’antiaméricanisme européen. Thème cher à son coeur : le spectre de l’hyperpuissant.

Pourquoi tant de haine ? s’interrogent les Américains. D’où vient l’aversion universelle qui nous entoure ? Faut-il incriminer des maladresses en matière de communication ? Sommes-nous trop durs ? Trop interventionnistes ? Trop mous ? Trop isolationnistes ? Trop occupés à fuir ou trop prompts à revendiquer des responsabilités mondiales qui bon gré mal gré nous incombent ? Quand et comment avons-nous failli ?

Le débat déchire les Etats-Unis et pas seulement en période électorale. Il tourne en rond. Il est biaisé, il repose sur une erreur. En s’interrogeant «Où est ma faute ?», l’Américain suppose que l’objet haï est la cause de la haine alors qu’ici encore la haine précède et prédétermine l’objet qu’elle se fabrique, le sale Juif, la femme impure ou fatale.

Il va de soi que ni les Juifs ni les femmes ni les Américains ne sont des êtres parfaits. Pas plus le reste des humains. Les uns et les autres méritent maintes critiques dont il n’y a pas lieu de s’offusquer. Les uns comme les autres sont faillibles et divers. Mais la haine se laisse repérer en majesté dès qu’elle transcende l’espace des échanges critiques. Elle sait par avance ce qu’il en est. Elle pontifie. Elle juge en toute partialité que la femme, le Juif ou l’Amérique sont intrinsèquement pervers. Ils n’ont pas droit à la parole. En tentant de se justifier, ils ne font que manifester un surcroît d’hypocrisie et de mauvaise foi. Bush est un «menteur». Son «caniche» Blair également. La seule convocation de commissions d’enquête, où leurs faits et gestes sont passés au crible, est reçue par avance comme la preuve d’une culpabilité et non comme un effort de transparence.

Peu importe que les jurys, fifty-fifty opposition démocrate, majorité républicaine, concluent à l’erreur et au dysfonctionnement et qu’ils lavent les deux leaders du soupçon de mensonge organisé. Peu importe sous nos cieux moins enclins à la recherche de la vérité : ils ont été soupçonnés, ils restent coupables, nos tabloïds ou faiseurs d’opinion persistent et titrent «Tricheurs», «Manipulateurs», «Incendiaires» sans points d’interrogation. Toutes les enquêtes du monde n’y changeront rien. Toutes les explications, tous les démentis, toutes les mises au point tombent à l’eau. Non ! Ils n’ont pas menti, non ! On leur a menti, non ! Il ne faut pas confondre erreur d’estimation et mensonge délibéré, autant de nuances qui valent pour alibis et comptent pour du beurre. La vérité est nulle et non avenue. La haine chevauche ses préjugés sans se laisser désarçonner, quand elle accuse, elle n’autorise aucune excuse. Américains, si vous tenez à explorer les gouffres d’où monte cette radicale aversion, cessez un court moment de contempler votre nombril, prenez quelque distance et tournez votre regard sur des anti-Américains blindés de certitudes. Le secret de la haine, il faut le rechercher chez ceux qu’elle anime et enflamme.

Pour l’anti-Américain, l’Américain est mesure de toutes choses. Hors lui rien ne pèse. Ni les crimes de Saddam Hussein. Ni les massacres de l’armée russe en Tchétchénie. Les Américains renvoient à l’angélique Européen, qui les diabolise, une image inversée de lui-même. Ils sont ce qu’il était naguère. Ils croient aux rapports de force, il a passé ce cap. Ils parlent du «mal» avec une incroyable naïveté, alors que lui, Européen, vit par-delà ; un tel fétiche aussi rétrograde n’épouvante que les enfants. Il se marre : sont-ils bêtas ! Ceux qui croient encore à la vérité et au mensonge, à la liberté et à la servitude, n’ont pas compris que toutes ces notions s’entremêlent, autrement complexes, autrement relatives ! Ils construisent quand il déconstruit.

La haine de l’Amérique est une haine de soi. Elle s’inquiète d’un semblable qui régresse dans le passé, elle s’horrifie d’un frère contrefait, elle s’angoisse de tomber nez à nez sur sa propre caricature. Miroir, ô mon horrible miroir, puissé-je ne pas me ressembler et m’abstraire, vêtu d’innocence, d’une histoire de boue et de sang, où les primitifs d’outre-Atlantique s’obstinent à patauger encore.

Mille nuances polychromes agrémentent les subtilités de l’antiaméricanisme européen, une conviction commune les soude : les Américains de ce début de siècle sont «traumatisés». Trois mille d’entre eux volatilisés en quelques minutes, et les voilà captifs d’une date qu’ils ne parviennent pas à réinsérer dans le cours ordinaire du temps, quelque part entre les chiffres des accidents de la route, les victimes de la canicule, les tremblements de terre et les famines africaines.

Pour relativiser les malheurs de Septembre, les Américains devraient emprunter à l’Europe officielle son art désinvolte et parfaitement gracieux de tordre le cou à des souvenirs autrement encombrants. Il suffit de se réunir tous sur un lieu de mémoire en un jour de mémoire, d’y célébrer la naissance d’une conscience mondiale qui promet «jamais plus» et, le traumatisme exorcisé, passer aux affaires courantes. Les Américains ne sont pas initiés aux mystères du travail de deuil et d’un devoir de mémoire qui s’évertue à suturer définitivement les blessures d’un passé dépassé.

La propension des Américains à mobiliser contre un «mal» — totalitarisme puis terrorisme — constitue aux yeux de l’anti-Américain cultivé l’indice d’un indéniable retard mental. Que diantre ! En Europe, on est autrement malin, autrement averti ! Près d’un tiers des Allemands croient que la chute des Twin Towers fut fomentée par la CIA. Ils ont élu best-seller les «révélations» de von Bülow, ancien ministre socialiste qui, à l’instar de Meyssan, best-seller en France, explique à coups d’enquêtes-fictions que les Etats-Unis se sont frappés eux-mêmes pour se rendre service.

Une théorie parente, ornée de nobles atours sociologiques, est professée par des universitaires qui n’ont pas oublié la vulgate marxiste de leurs professeurs ou de leur jeunesse. L’impérialisme, «stade suprême du capitalisme», aurait atteint son comble dans le «global» qui ne saurait manquer, cette fois est la bonne, de devenir son propre fossoyeur ! La même opinion, parée des plumes de la philosophie ou de la médecine, énonce savamment que le «système» produit ses propres virus et qu’ainsi Amerikkke se dévore elle-même, en proie à une crise immunitaire, ou morale, ou géopolitique, ou démographique mais toujours irrémissible, au gré des docteurs je-sais-tout qui se pressent à son chevet.

Peu importe le foisonnement des sophismes, des révélations sans preuves et des suppositions gratuites, puisque la conclusion tombe comme un couperet : le 11 septembre 2001 ne fut qu’un jeu de l’Amérique avec elle-même. Elle n’a pas subi l’assaut d’un mal extérieur. Elle est aux prises avec un monde qu’elle produit et reproduit. Si mal il y a, l’Amérique est ce mal.

Il n’existe pas de fumée sans feu. Tel est pris qui croyait prendre, l’arroseur est arrosé, la victime est le bourreau. Autant de scénarii convenus sur lesquels brode un anti-américanisme qu’on aurait tort de réduire à ces bricolages bavards. Derrière eux se profile une «vision», non plus seulement de l’Amérique mais de la condition humaine, dont le fond théologique apparaît rarement à découvert.


La haine est protéiforme, elle se maquille en tendresse. Insatiable, elle aime à mort :

Aux femmes, elle demande de disparaître sous un voile, de se vouer à l’informe, de s’ensevelir dans le silence, de s’enterrer vivantes. Des Juifs, elle exige qu’ils se fondent dans le paysage, qu’ils parlent pour nier qu’ils sont, qu’ils se suppriment comme autres, puis qu’ils suppriment cette suppression, qu’ils se fassent oublier sous peine qu’on les y aide de manière forte. Quant aux Américains, ils n’ont d’autre issue que de s’afficher tous anti-Américains. Témoin, la campagne électorale de 2004 : le challenger de «Bush, nazi», John Kerry, était élu d’office par tous les anti-Américains de la terre. Il avait beau déclarer son approbation de l’intervention armée en Irak, «même sachant désormais que Saddam ne possédait pas d’armes de destruction massive ? — Oui, même sans ce motif», qu’importe ? C’est tout ou rien. Puisque Bush incarne l’Amerikkke, l’anti-Bush incarne la «bonne Amérique», en attendant de passer à son tour grand épouvantail. La femme doit se suicider en tant que femme, le Juif en tant que Juif, l’Amérique en tant qu’Amérique. Que demande la haine aux objets qu’elle poursuit de son «amour» ? Elle leur demande de se donner la mort. Quitte à appuyer sur la gâchette s’ils rechignent.

Eprouverais-je de la haine pour la haine ? Pas un brin. Je l’ai découverte butée et brutale, mais surtout bête à mourir dans sa volonté originelle de s’égaler à Dieu. Elle décide de l’alpha et l’oméga de la création, elle se croit tout permis, elle coasse et sautille comme une grenouille, s’autorisant de Jupiter tonnant. Les honnêtes gens, les religieux sincères, les réalistes sans illusions ont l’intelligence de leurs limites, ils n’ont pas besoin de haïr la haine pour combattre sa folie meurtrière et sourire de son ridicule.

Monday, October 25, 2004

André Glucksmann: «L’antiaméricanisme a une fonction rassurante»

André Glucksmann: «L’antiaméricanisme a une fonction rassurante»

Pourquoi cette haine de l’Amérique ? Pourquoi, plus largement, ce vertige de nombreux intellectuels qui, non contents de faire des Etats-Unis la cause du «désordre mondial», expliquent la rage terroriste jusqu’à lui trouver des excuses ? Trente-cinq ans après son premier livre, Le Discours de la guerre, où il interrogeait la stratégie américaine au Vietnam, André Glucksmann, qui s’est toujours refusé à sataniser Washington, propose, dans un livre événement, Le Discours de la haine (Plon, 18 €, 235 p.), une lecture aiguë du «déséquilibre des terrorismes», cette époque où le «désir de détruire prolifère».

Propos recueillis par Alexis Lacroix.
Le Figaro, 25/10/2004.


LE FIGARO. — Le lecteur du Discours de la haine révèle un intellectuel qui assume sa solidarité, voire sa communauté de destin, avec deux pays fortement critiqués, voire satanisés : les Etats-Unis et Israël...

André GLUCKSMANN. — Plutôt que des repoussoirs, ce sont des épouvantails inspirés par des haines fondamentales. J’en compte, d’ailleurs, trois : les Juifs, les Américains et les femmes. La haine des femmes est la plus ancienne et la plus constante, avec des retours de flamme d’une actualité consternante. Le premier acte de la révolution islamique (Khomeyni 79) fut de voiler les femmes, toutes les Iraniennes sous peine de mort. Effet mondial, contagieux et prodigieux. Pendant dix ans en Algérie, les islamistes ont tué au nom de ce bout de chiffon, tombeau de la féminité et outil de terreur. Mais la haine de la femme n’appartient pas qu’au monde musulman, elle jalonne notre histoire, voyez Hélène, Pandora et Antigone enterrée vivante sous un voile de pierre. Ces jours-ci, en Iran, une gosse de 13 ans est condamnée à être lapidée pour relations sexuelles illicites, son exécution suspendue ne tient qu’au fil ténu de rares protestations. Le cas est loin d’être unique. Dans toute haine, il y a le risque d’une escalade paroxystique.

Haine de l’autre, haine de soi, haine du monde, volonté de déluge... Les intellectuels ne sont jamais restés insensibles aux sirènes perverses qui chantent l’homicide suicidaire.


Pouvez-vous préciser votre pensée ?

Bien avant le 11 septembre 2001, l’après-68 avait posé aux intellectuels la question brûlante du terrorisme. Baader en Allemagne, Brigades rouges en Italie et les mouvements palestiniens : prises d’otages, avions piratés, assassinat des athlètes israéliens aux Jeux olympiques de Munich (1972)... Les meilleurs amis n’échappèrent pas à la nécessité de trancher, quitte à se séparer, fût-ce provisoirement.


Un mot, justement, sur ce débat des années soixante-dix. Quels en étaient les clivages principaux et les figures marquantes ?

Foucault, moi-même et d’autres, condamnions radicalement tout cela. Certains, par contre, comme Deleuze hésitaient entre le soutien et la complaisance. Jean Genet chanta les louanges du commando Septembre noir qui portait la lutte sur «son véritable terrain» : l’Europe plus encore que le Moyen-0rient... en attendant New York ! Dans son genre, J. Genet fut un prophète. Dans ma famille, où l’on a pratiqué la résistance contre le nazisme, il fut toujours évident que la prise d’otages et l’agression des civils étaient caractéristiques du comportement terroriste des nazis. Baptiser «résistance» la décapitation filmée d’otages est l’indice inquiétant d’une baisse sans précédent du seuil d’intolérance face à la barbarie.


Un an après la publication d’Ouest contre Ouest, avez-vous le sentiment que l’Occident se restructure dans le refus du chantage terroriste ?

Malheureusement, non. Prenez l’affaire des otages, chaque Etat joue cavalier seul et fait un maximum pour ses propres otages, mais la communauté européenne semble aux abonnés absents. C’était pourtant l’occasion de définir précisément le crime imprescriptible du terrorisme : agression délibérée de civils désarmés par des hommes en armes, quels que soient leur accoutrement et leurs alibis idéologiques ou religieux. L’Union européenne rata l’occasion et la manque encore.


Les attaques d’al-Qaida contre les Etats-Unis ont fait entrer la communauté des nations dans une nouvelle ère géostratégique. Pourquoi celle-ci, comme vous l’affirmez, relativise-t-elle l’importance de la dissuasion (deterrence) ?

Jusqu’au 10 septembre 2001, la faculté de faire sauter la planète demeurait propriété privée de quelques supergrands nucléaires, qui se disciplinaient par dissuasion réciproque. Depuis le 11 Septembre, chacun peut préméditer sans trop d’imagination quelque épouvantable carnage. Quand les Twin Towers s’écroulent, comment supposer qu’un Tchernobyl volontaire soit impossible ? D’où la tentation raisonneuse de camoufler l’ampleur de la menace, de se rassurer à bon compte.


C’est à cette tentation que Paul Berman, dans Les Habits neufs de la terreur, attribue le nouvel esprit «munichois»...

Paul Berman est mon ami. Il est très doué, mais attention aux analogies rapides ! Hitler incarnait une menace autrement redoutable que le terrorisme irakien aujourd’hui. Il suffirait que l’ONU, la France, l’Allemagne, etc. apportent leur concours pour, comme en Afghanistan, établir les conditions élémentaires permettant des élections honnêtes. En ce sens, leur défaillance est encore moins justifiée que celle des «Munichois» de 1938. La meilleure façon de dormir tranquille est de se persuader que la victime est le bourreau : d’où l’immense succès chez les Européens de la rhétorique de Michaël Moore, l’auteur de Fahrenheit 9/11. L’Amérique est cause de tout, donc de tout le mal qui sévit sur la planète, voila l’opium qui permet aux peuples d’attribuer magiquement aux «faucons» de Washington l’origine de la catastrophe qui s’est abattue sur les Etats-Unis le 11 septembre. L’antiaméricanisme assume clairement, dans la psyché mondiale, une fonction rassurante. Une fois viré George W. Bush, tout ira pour le mieux dans le meilleur des mondes multipolaires, sage et pacifique comme chacun veut s’en persuader. Bel exercice d’exorcisme.


Cette nouvelle dimension géostratégique est dominée, comme vous l’expliquez dans Le Discours de la haine, par la figure de l’auteur d’attentats suicide...

Nous sommes passés de l’ère de la bombe H à celle des bombes humaines. Le champ de bataille a cessé d’être le terrain concret (et physique) du rapport entre hommes en armes. La cervelle de chacun est devenue cible principale ; la conscience des citoyens, l’opinion publique, est le nouveau terrain d’affrontement où le pire et le meilleur se délibèrent et se décident. Ou bien on cède à la panique, ou bien on lui résiste. La bombe humaine carbure à la haine. Et la haine n’est pas l’effet mécanique d’une cause extérieure — la faim, la misère, l’oppression ou l’humiliation. Tous les opprimés, tous les offensés et les affamés de la terre ne se font pas exploser dans les transports en commun, devant les églises ou les mosquées. La haine est une décision personnelle, on se met en haine comme on se met en colère. La littérature a dévoilé ce type de logique, qu’on aurait tort de réduire à un pur et simple fanatisme religieux. La Médée de Sénèque, qui immole ses enfants et incendie la ville pour se venger de Jason son infidèle mari, illustre l’escalade. Le fou de dieu et le fou sans dieu naviguent de conserve.


À coup sûr, les Etats-Unis n’ont pas créé la furie terroriste. Mais l’Administration américaine sortante a opté pour un «wilsonisme botté» (Hassner) qui exacerbe l’épreuve de force planétaire...

On peut filer la métaphore : préférez-vous combattre le terrorisme par l’innocence des pacifistes aux pieds nus ou par la rhétorique de la diplomatie en escarpins ? On a détourné la formule de Hassner pour y lire la condamnation, qu’il ne partage pas, de tous ceux qui conviennent qu’il faut parfois s’opposer à la violence terroriste par la violence. Violence civilisée, réglée, proportionnée (d’où «wilsonisme»), mais violence quand même (d’où «botté»). La haine de l’Amérique est le plus petit dénominateur commun du fanatisme contemporain. C’est une passion idéologique partagée par les deux tiers des habitants de la planète, on se persuade que l’Amérique «a la rage».


Revenons un instant sur les «néoconservateurs». Un an et demi après la guerre d’Irak, quel jugement portez-vous sur leurs idées ?

Je reste dubitatif devant cette appellation. S’agit-il d’un corps de doctrine ? Un ou deux livres fort différents font un bagage plutôt léger. S’agit-il d’un groupe de pression ? Peut-être mais les lobbies se font et se défont au Pentagone comme ailleurs en un rien de temps. S’agit-il d’un petit Satan inventé par ceux qui vitupèrent Bush ? Probablement aussi. Arrêtons ces diatribes électorales. Constatons plutôt que l’Amérique a tiré les premières conséquences des succès comme des échecs de l’intervention en Irak. Le rapport de la Chambre des représentants américains sur le 11 Septembre et ses suites est remarquable. Il amorce une évolution profonde. Les Américains inscrivent, désormais explicitement, la guerre contre le terrorisme dans la longue durée : 1°) il s’agit d’une lutte pour une ou deux générations, 2°) elle n’est pas seulement policière et militaire, elle met en jeu une «bataille des idées» longue et difficile. Or ce programme est le résultat d’un travail commun aux républicains et aux démocrates. Nous sommes bien loin des prétendues sectes censées manipuler la Maison-Blanche et le Pentagone. On s’en apercevra une fois closes les inévitables outrances des altercations électorales.


Selon la formule d’Irving Kristol, les néoconservateurs sont «des hommes de gauche qui se sont fait casser la gueule par la réalité». En retirant votre confiance à la conscience mondiale, ne suivez-vous pas un itinéraire parallèle ?

S’il suffit de tenir compte du principe de réalité et de modifier sa conduite en fonction des expériences douloureuses et de s’apercevoir enfin que le communisme n’est pas le temps des roses et des hortensias, qu’il n’est pas la voie du paradis, mais celle de l’enfer... Alors je suis depuis des décennies «néoconservateur» sans le savoir. Et pas mal de monde avec moi. Les dissidents de l’Est, tchèques avec Vaclav Havel, Polonais avec Geremek et Michnik, Russes avec Soljenitsyne et Sakharov, tous deux communistes au temps de leur jeunesse folle : la liste est infinie des gueules cassées par l’idéal. Quel que soit cet idéal. Les femmes iraniennes sont revenues très vite du khomeinisme. Autant d’hommes et de femmes qui, dans des situations historiques très diverses, ont dû affronter la réalité en ne comptant que sur leurs propres forces (dans l’indifférence de la prétendue «conscience mondiale» et de la «légitimité internationale» censées être incarnées par l’ONU). Souvenez-vous des Tutsis du Rwanda, victimes du dernier génocide du XXe siècle, accompli dans l’apathie des autorités planétaires.


Dans La Puissance et la faiblesse (1), Robert Kagan, cet intellectuel proche de George W. Bush, explique la mésentente transatlantique par l’opposition entre une Amérique sous le signe de Mars à une Europe sous le signe de Vénus...

Bob Kagan a tort de transposer aux relations internationales une vulgate «new age» de psychothérapie des problèmes matrimoniaux : ce n’est pas d’un manque de virilité que souffre l’Europe. Elle se repaît de la même illusion qui fit florès aux Etats-Unis pendant plus de dix ans, celle de se croire au-delà de l’histoire, de ses combats et de ses débats, par-delà le bien et le mal. Elle se croit invulnérable comme les Etats-Unis à la veille de Ground zero. Elle croit pouvoir mener une existence post-historique, celle d’une île bienheureuse ou d’un camp de vacances permanent. Une bonne partie des Américains cultive encore ce rêve idyllique, qu’une intéressante partie d’Européens, en particulier à l’Est, rejette d’ailleurs, pour deux raisons : le souvenir récent du despotisme totalitaire et l’inquiétude touchant le regain de brutalité du Kremlin. L’Europe occidentale apaisée et protégée par le parapluie nucléaire américain a oublié ce qui fondait sa communauté.


C’est-à-dire ?

Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, elle s’est déclarée antifasciste contre les fantômes du passé, antitotalitaire à l’ombre du rideau de fer et finalement anticoloniale puisque tous les pays de l’Union avaient, non sans douleur, quitté leurs colonies. Mais aujourd’hui ces fondements paraissent tellement lointains... Le fascisme d’un Saddam Hussein n’a pas choqué grand monde et le fascisme islamiste paraît accommodable. Quant à l’autocratie poutinienne et le comportement de son armée colonialiste en Tchétchénie (un quart de la population exterminée en dix ans), ils n’affectent en rien nos chancelleries. Ainsi, le glissement imaginaire vers le meilleur des mondes pacifiques est recodé par de nombreux intellectuels européens en preuve de supériorité morale. L’Europe se fait fort d’imposer au reste du monde son être hors de l’histoire comme une norme idéale.


Comment expliquez-vous la mondialisation de l’antisémitisme ?

Soyons précis. Le droit à une critique politique est imprescriptible, contester les stratégies de Bush et de Sharon fait partie du jeu démocratique. Par contre, crier «Sharon = Hitler» assimile Israël à l’Allemagne nazie. Par contre, parler de «Mur», plutôt que d’une barrière de sécurité, assimile l’enceinte au Mur de Berlin et Israël à la «république» soviétique d’Allemagne de l’Est, Etat fantoche et totalitaire. En oubliant que le mur allemand empêchait les citoyens de sortir, alors qu’en Israël, il s’agit d’interdire aux tueurs d’entrer ! Nazisme, totalitarisme, colonialisme, voila l’Etat d’Israël porteur de tous les péchés du XXe siècle ! Le rapport officiel Rufin vient de conclure comme mon livre que l’antisionisme — déni du droit d’exister de «l’entité sioniste» — est devenu l’alibi commode et poli de l’antisémitisme. Derrière ces termes qui prêtent trop aisément à débat abstrait, reconnaissons, ressurgie des égouts de l’histoire, la haine du Juif.


Sur quels alliés peuvent compter ceux qui, en Europe comme aux Etats-Unis et en Israël, refusent le discours de la haine ?

L’islamisme fait d’abord des victimes parmi les musulmans, les suppliciés des GIA algériens sont des musulmans algériens. Les victimes des talibans étaient des musulmans afghans. Les innocents massacrés dans les attentats d’al-Qaida à Bali et Casablanca idem. Ainsi, les alliés des démocrates occidentaux, souvent négligés, sont les jeunes, les journalistes, les femmes, voire les policiers et les soldats qui résistent sur place. La cécité «huntingtonienne» rejoint celle des diplomates «réalistes» du Quai d’Orsay, indifférents aux fractures de la civilisation musulmane et imbus d’une unité imaginaire du monde arabe.


(1) La Puissance et la faiblesse. Les Etats-Unis et l’Europe dans le nouvel ordre mondial (Plon, 2003).

Zbigniew Brzezinski: «La formule néoconservatrice est inefficace»

Zbigniew Brzezinski : «La formule néoconservatrice est inefficace»

Ancien conseiller à la sécurité de Jimmy Carter à la Maison-Blanche, de 1977 à 1981, Zbigniew Brzezinski est aujourd’hui expert au Center for Strategic and International Studies (CSIS) à Washington. Grand stratège de politique étrangère, on lui attribue le succès du premier sommet de Camp David. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages, dont Le Grand Echiquier (Bayard) ou Le Vrai Choix: l’Amérique et le reste du monde (Odile Jacob), dans lesquels il présente une vision critique des enjeux mondiaux d’aujourd’hui et du rôle des Etats-Unis et plaide pour un renforcement du partenariat transatlantique. Entretien.

Propos recueillis par Marie-Laure Germon.
Le Figaro, 18/10/2004.


LE FIGARO. — Comment jugez-vous le mandat présidentiel accompli par George W. Bush ?

Zbigniew BRZEZINSKI. — L’Administration Bush n’a pas tenu ses promesses, tant au plan de la politique intérieure qu’étrangère. Au plan intérieur, Bush s’était engagé à élaborer une politique sociale compassionnelle. Au plan diplomatique, il avait promis de renforcer le jeu des alliances avec les puissances étrangères afin d’améliorer la coopération internationale et pour que cette dernière gagne en efficacité. Je ne crois pas que Bush ait rempli aucun de ces deux engagements fondamentaux. Tout au contraire, l’Administration a choisi une politique domestique favorisant les intérêts des plus nantis et s’est fort peu préoccupée du sort des plus démunis. Concernant la politique étrangère, les Etats-Unis ont fait le choix d’une politique dont l’unilatéralisme s’est encore radicalisé après les attentats du 11 Septembre.


Pensez-vous que l’élection du sénateur Kerry à la Maison-Blanche pourrait modifier substantiellement la ligne diplomatique américaine ?

Je suis convaincu que oui. Si George W. Bush est réélu, il se servira de cette nouvelle approbation populaire pour prolonger l’action dans laquelle il a engagé le pays tout entier. Et ce, en portant une attention accrue au Moyen-Orient et à l’Iran. Si, en revanche, Kerry conquiert la Maison-Blanche, il est peu douteux qu’il tiendra davantage compte de l’avis des pays alliés. En particulier de celui de l’Europe — laquelle devrait contribuer à résoudre les crises qui secouent la planète, dont le problème israélo-palestinien.


Vous avez écrit dans Le Grand Echiquier que l’Europe peinait à trouver sa place dans le nouvel ordre mondial...

Il ne fait aucun doute que l’Europe constitue une entité économique et culturelle essentielle au sein du monde contemporain. Cela dit, l’Union est, pour le moment, loin de représenter une force politique, et a fortiori militaire, suffisante. Cette lacune limite considérablement sa marge de manoeuvre tout comme son influence sur la scène internationale et l’empêche de remplir le rôle qui devrait pourtant être le sien.


Le récent élargissement de l’Union à 25 pays peut-il changer la donne ?

Un effort aussi substantiel que fondamental doit être consenti en matière militaire afin que se constitue une Europe de la défense digne de ce nom. Et cet effort repose sur un critère des plus cruciaux et des plus simples : l’argent. Si l’Europe n’est pas prête à investir des sommes conséquentes dans le domaine militaire, il est fort à craindre que cette force dissuasive et défensive ne verra jamais le jour. En l’état actuel des choses, aucun des pays membres de l’Union ne semble hélas prêt à satisfaire à cette exigence financière, clef de voûte d’un accroissement de sa puissance sur la scène internationale.


Vous voulez donc dire que les Etats-Unis sont voués à conserver leur statut hégémonique ?

Le monde entier est confronté à une crise d’une ampleur sans précédent. Cette vaste portion du monde dont les frontières se dessinent du sud de la Russie jusqu’à l’océan Indien et de Suez à Sinkiang est traversée de grandes tensions politiques. Ce territoire décrit une ligne de fracture idéologique l’opposant non seulement aux Etats-Unis mais aussi à la totalité du monde occidental. Et je crois que la réponse la plus adéquate à la crise imposée par cette nouvelle ligne de fracture ne peut qu’émaner des Etats-Unis, en premier lieu, et aussi de l’Europe. En effet, comme le montre la crise irakienne, l’Amérique ne peut régler à elle seule tous les conflits.


Vous accréditez là, la théorie du choc des civilisations de Samuel Huntington...

Je ne l’accrédite pas. Mais je crains que nous ne courrions un grand risque de voir cette sombre prophétie se réaliser. Le seul moyen d’éviter cette issue fatale est d’améliorer la collaboration entre les Etats-Unis et l’Europe. C’est pourquoi je soutiens et répète que les insuffisances de l’Union en matière militaire sont au coeur du dilemme mondial. L’attitude critique de l’UE face à la décision américaine de déclarer la guerre à l’Irak s’avère partiellement justifiée, dans la mesure où preuve est faite que les Etats-unis gèrent mal la crise. Seulement, la seule critique ne saurait constituer une position valable si elle ne s’accompagne pas d’une offre optionnelle. Si l’Europe veut pouvoir influencer réellement les Etats-Unis, elle doit pouvoir et vouloir participer pleinement à la conception et à la mise en place d’un plan effectif de résolution de la crise en Irak.


Pour les néoconservateurs, il faut exporter la démocratie dans le monde pour garantir la paix : qu’en dites-vous ?

L’idéologie des néoconservateurs va bien plus loin ! Ses théoriciens comme ses praticiens n’ont jamais pensé une seconde que la démocratie puisse s’implanter dans un pays tel un deus ex machina. Ils croient à la volonté d’agir, même s’il faut recourir à la force pour parvenir à ses fins. Cette conception complique singulièrement les choses, et l’expérience a démontré, au Proche-Orient, ses limites. La formule néoconservatrice est inefficace.


Vous avez participé aux discussions israélo-palestiniennes-égyptiennes de 1978 : pensez-vous que la paix au Proche-Orient repose sur la puissance et l’arbitrage américains ?

Le mode de résolution de la crise israélo-palestinienne passe nécessairement par les Etats-Unis. Les Israéliens et les Palestiniens ne peuvent, de toute évidence, résoudre le problème à eux seuls, tant l’amertume entre les deux peuples, la souffrance et la haine mutuelle se sont accrues au fil de ces dernières années, atteignant un point de non-retour. Seulement, encore une fois, si les Etats-Unis exposent publiquement les principes de base d’un plan de paix et ses grandes lignes, ils devront associer l’Europe à cet effort. Il est également indispensable que cette dernière accepte d’assumer une partie du coût financier et militaire d’une formule qui sera nécessairement imposée de l’extérieur aux deux peuples. L’inimitié est si grande entre Israéliens et Palestiniens qu’il semble impossible de les voir concevoir entre eux, sans intervention de forces étrangères, un accord de paix ne désavantageant lourdement ni les uns ni les autres.


Vous partagez donc, avec Madeleine Albright, l’idée que les Etats-Unis sont une «nation nécessaire» ?

Est-il possible d’envisager une sécurité planétaire dans laquelle les Etats-Unis ne joueraient pas un rôle prédominant ? A quels problèmes le nouveau président des Etats-Unis devra-t-il se colleter en priorité ? Le prochain locataire de la Maison-Blanche sera confronté, au niveau national, à un accroissement de la crise budgétaire et, au niveau international, à une intensification des hostilités contre les Etats-Unis.

Alain Laurent: Les vraies origines du néoconservatisme

Alain Laurent: Les vraies origines du néoconservatisme
Le Figaro, 16/10/2004.

Le récent ouvrage d’Alain Frachon et Daniel Vernet, L’Amérique messianique (Le Seuil), a l’intérêt d’heureusement remettre les choses en place au sujet de l’élémentaire distinction à faire entre les «neo-cons» (ouverts à la modernité et à la sécularisation, pleins adeptes du libre-échange...) et les conservateurs traditionalistes de la «droite morale» (partisans du retour du religieux dans la vie sociale et politique, volontiers protectionnistes et populistes...). Mais, comme bien d’autres livres traitant ces temps-ci trop hâtivement du même thème devenu à la mode, il véhicule et accrédite une grave erreur historique en donnant à penser que le néoconservatisme américain serait apparu seulement et subitement au début des années 1970 (1). Lorsque, effectivement, à ce moment-là, Irving Kristol et Norman Podhoretz commencent à s’imposer et qu’un commentateur de gauche les baptise «neoconservatives», cela fait en réalité déjà une quinzaine d’années que, sans être nommé ni encore reconnu dans son identité et sa cohérence intellectuelles, le courant néoconservateur a pris naissance puis vigoureusement consistance.

Rappeler qui en furent les vrais pères fondateurs et ce qu’étaient leurs intentions originelles permet pourtant de liquider bien des contresens le concernant. Et de mieux mesurer certains enjeux capitaux de la vie politique et idéologique américaine actuelle. Tout commence véritablement quand, en novembre 1955, un certain William Buckley J.-R., frais émoulu de la Yale University fonde National Review, une publication encore existante et bien vivante, autour de laquelle vont vite se retrouver nombre d’intellectuels américains révulsés par l’hégémonie perverse du «liberalism». Certains d’entre ceux-ci sont d’anciens «leftists» (trotskistes ou communistes ayant viré de bord), au premier rang desquels s’affirment James Burnham et Franck Meyer, deux agnostiques qui ne doivent rien à Leo Strauss et deviennent les principaux chroniqueurs de National Review.

Historien de la littérature, Franck Meyer (1909-1972) tient une retentissante rubrique intitulée “Principles and Heresies”, où il pourfend les complaisances pacifistes à l’égard du communisme comme les effets dévastateurs de l’étatisme du New Deal sur la liberté individuelle. Admirateur de John Stuart Mill, il s’oppose durement à Russell Kirk, auteur en 1953 de The Conservative Mind promu en bible du conservatisme traditionaliste (voici un conflit des plus révélateurs !). Dans son ouvrage le plus remarquable, In Defense of Freedom : a conservative credo (1962), Franck Meyer célèbre les vertus de l’individualisme fondé sur un ordre moral objectif et se présente en «libertarian conservative» — tout un programme.

Quant à James Burnham (1905-1987), c’est un philosophe d’ailleurs quelque peu connu en France grâce à son ami Raymond Aron qui a tôt fait traduire L’Ere des organisateurs (The Managerial Revolution, 1941). Après The Struggle for the World (1947), The Coming Defeat of Communism (1950) et Containment or Liberation (1953) consacrés à la lutte antisoviétique, sa grande oeuvre est Suicide of the West : an essay on the meaning and destiny of liberalism, publié en 1964. En parfait accord avec Buckley et Meyer, il y désigne en dangers publics numéro un de l’Occident les «liberals» — lesquels, dans le contexte américain, n’ont rien à voir avec les libéraux classiques européens, comme l’avait à l’époque déjà signalé Raymond Aron dans L’Opium des intellectuels puis Espoir et peur du siècle. Actif militant de l’anticommunisme, il participe à la création du Committee for Cultural Freedom, le très international Congrès pour la liberté de la culture, célèbre dans les années 1950-1960.

Pour la petite histoire qui fait finalement la grande, on retiendra que ce sont Franck Meyer et James Burnham qui, dès les présidentielles de 1964, repèrent et mettent politiquement en selle Ronald Reagan après que celui-ci eut avec talent pris part à la campagne conservatrice de Barry Goldwater. Devenu président seize ans plus tard, Reagan le leur rendra bien. Le 20 mars 1981, il célèbre publiquement le souvenir de Franck Meyer devant la Conservative Political Action Conference en révélant tout ce qu’il lui doit. Et, en 1983, il remet la Médaille de la liberté à James Burnham en le couvrant d’éloges pour son rôle d’éveilleur précoce contre le totalitarisme rouge. Il est symptomatique que ces deux pionniers du néoconservatisme aient enfin tout récemment eu droit chacun a une biographie : Principles and Heresies : Franck Meyer and the shaping of the american conservative movement, par Kevin J. Smant, et James Burnham and the struggle for the world : a life, par Daniel Kelly, l’une et l’autre parues chez ISI Books en 2002.

Mais que s’agissait-il donc pour eux de «conserver» ? Non pas, et c’est en cela qu’ils sont «néos», des traditions passéistes à l’instar des «new conservatives» réactionnaires de type Russell Kirk qui ne jurent que par Burke et même Joseph de Maistre et détestent la société ouverte. Mais l’esprit de la Constitution originelle et l’inspiration de Jefferson, selon eux menacés par un establishment «liberal» autant coupable de pacifisme et de complaisance envers l’URSS que de perversion laxiste ou de social-étatisme (le Welfare State). Franck Meyer et James Burnham seront les tout premiers à critiquer l’«affirmative action» apparue dans les années 60 avec l’administration Johnson puis la contre-culture qui devait plus tard déboucher sur le relativisme multiculturel...

Pour conserver la liberté, il faut par conséquent la défendre. Et elle se défend d’autant mieux qu’on ne se contente pas de contenir ses ennemis extérieurs et qu’on ose entreprendre de les faire reculer pour ensuite les réduire et libérer les peuples asservis. C’est pourquoi ces premiers néoconservateurs rompent avec l’isolationnisme traditionnel des conservateurs. A long terme, la chute du mur de Berlin sera leur oeuvre patiente et obstinée.

Morale de l’histoire ainsi rétablie en sa vérité : si leurs actuels héritiers (la «troisième génération» des Richard Perle, Paul Wolfowitz, Lawrence Kaplan, William Kristol...) étaient demeurés davantage fidèles à l’inspiration certes ni «messianique» ni encore moins puritaine des pionniers du néoconservatisme, peut-être l’après-guerre en Irak se serait-elle mieux passée. Sans être parasitée par la présomption et la religiosité obsessionnelle d’un G. W. Bush finalement bien moins «neo-con» que le lucide John McCain...


(1) Ces auteurs trop pressés méconnaissent tellement certains aspects de leur sujet qu’ils ne se rendent même pas compte que le titre de leur conclusion, «Les idées ont des conséquences», n’est pas autre chose que la reprise de celui d’un des livres-phares de la préhistoire néoconservatrice : Ideas have consequences, de Richard Weaver, paru en 1953 ! Pour qui veut réellement connaître la saga des néoconservateurs américains, rien de tel que lire le désormais classique The conservative intellectual movement in America, de George Nash (ISI Books, réédité en 1998).


Alain Laurent: Philosophe et historien des idées, directeur de la collection «La Bibliothèque classique de la liberté» aux Belles Lettres. Dernier ouvrage paru : La Philosophie libérale (Les Belles Lettres, 2002).

Thursday, October 21, 2004

Stéphane Denis.— Que voulons-nous faire de nous ?

Stéphane Denis: Que voulons-nous faire de nous ?
Le Figaro, 19/10/2004.

Un des principaux arguments des partisans de l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne est que cette grande nation, si on la vexe, n’aimera pas ça. C’est probable. Le premier ministre turc roule d’ailleurs des yeux menaçants dès qu’on a le malheur de lui adresser la parole. On sent toute une série de conséquences impossibles à juguler et, jusqu’au 17 décembre, nous allons raser les murs en nous demandant à quoi l’idée même d’un refus va nous exposer. Il ne s’agit bien entendu que d’une idée, et les froncements de sourcils de M. Erdogan ont l’air de pure tactique : il semble bien sûr de son fait.

Cependant le problème s’est déplacé. Ce n’est pas seulement les Turcs. C’est nous. La vérité est qu’il est tout à fait possible que ce monde soit meilleur un jour, et plus prospère, et en plus en sécurité, en associant les peuples les uns aux autres, en mêlant les civilisations et en se disant chez soi partout. Mais il n’est pas certain que nous ayons envie d’y vivre.

En choisissant de nous associer à nos voisins, nous pensions que nous ne leur ferions plus la guerre. Nous étions proches les uns des autres. La langue nous séparait, mais nous ne croyions pas cet obstacle insurmontable. Cette aventure était un choix délibéré. Bientôt, nous avons envisagé d’aller de l’avant. Nous avons commencé à songer aussi qu’il y aurait un moment où il faudrait s’arrêter. Nous y sommes.

C’est-à-dire que nous sommes à ce moment de notre pensée d’autrefois, à ce moment que nous avions prévu sans nous y appesantir et que nous nous disons qu’il est peut-être déjà trop tard. Cela tombe sur les Turcs. D’une certaine façon ce n’est pas de chance pour eux. Cela aurait pu tomber sur quelqu’un d’autre, un autre peuple, un autre pays. Nous aurions pu, si l’Union soviétique n’avait pas aussi longtemps figé le paysage à l’Est, discuter longtemps de la nécessité d’ouvrir nos frontières en mouvement à ses anciens satellites. Mais l’histoire nous a pris par surprise. Nous avons dit oui sans trop savoir à qui, comme ça et tout de suite, et nous avons découvert ces fiancées qui s’appellent l’Estonie, la Slovaquie, leur grande soeur la Pologne.

Le sentiment que nous allons trop vite, en mélangeant tout, est né autant de ce qui n’est pas une accélération de l’histoire, mais une histoire sans frein, que des caractéristiques de la Turquie. Que la Turquie soit nombreuse, musulmane, excentrée, sont autant de raisons à notre méfiance. Que personne ne sache plus contrôler la machine, la cause de notre prise de conscience. Et de notre refus, car quand nous disons non à la Turquie, nous disons à la fois non à la Turquie et non à la chose que nous avons créée et qui se développe désormais sans nous. Une espèce d’existence autonome de l’Europe, ravie d’elle-même et dont le principe générateur est non pas de croître et embellir (croître en puissance, embellir la vie de chacun) mais de grossir, grossir, grossir.

Entre la sensation d’être grand et l’impression d’être gros il y a une différence. Nous la ressentons profondément. Elle nous met mal à l’aise. Ce n’est pas l’idée que nous allons disparaître dans un trop vaste ensemble. Ni ce qu’on appelle, au petit bonheur des nécessités du jour, de ces évidences gênantes (à propos de l’immigration, etc.) le débat identitaire. C’est la certitude qu’il faut que nous répondions à cette question, non pas : qui sommes-nous ? mais : qu’allons-nous faire de nous ? Un ancien premier ministre, Michel Rocard, s’est demandé si les Français ont les armes intellectuelles pour comprendre l’affaire turque. Je ne sais pas s’ils disposent tous des statistiques les plus récentes sur la production des raisins de Smyrne ou l’économie comparée de l’Anatolie et du Bazar d’Istanbul, je ne crois pas qu’ils soient très familiers des mécanismes compensatoires et du principe de subsidiarité, mais ce que je crois c’est que les Français ont une idée assez nette de ce qu’ils ont réalisé avec leurs voisins en quarante ans. Ils savent très bien les Européens qu’ils sont. Ils savent extrêmement bien ce que c’est que l’Europe. Ils la vivent tous les jours. Il y a des choses qu’ils aiment et des choses qu’ils n’aiment pas, mais si leurs armes ne sont pas toutes intellectuelles, elles sont toutes réelles et ils s’en satisfont, merci. Leur compréhension actuelle de l’Europe n’est pas un refus de l’avenir mais une reconnaissance du présent : par exemple, ils voient très bien ce qui sépare la Turquie de l’Europe, et ne sont pas du tout gênés quand il faut inscrire, au premier rang de ces raisons négatives, la religion.

C’est pour cela que l’argument du club chrétien que M. Erdogan a réutilisé récemment et toujours sur un ton menaçant, me semble un pétard mouillé. Il est parfaitement exact que l’Europe est un club chrétien par son histoire et sa culture. Il y a une unité européenne qui repose sur la race, la couleur de la peau et la continuité géographique, comme il y a une unité africaine ou chinoise ; et sur la religion. Les Français ne sont plus gouvernés par la chrétienté mais ils ne sortent pas d’une nuée, d’un plan, d’un compromis au Conseil des ministres. Notions anciennes et enfouies qui s’accommodent de réalités nouvelles, mais notions que nous devinons vitales ; vitales si nous nous posons toujours cette question : qu’allons-nous faire de nous ? Pour qui faisons-nous l’Europe ? Pour les autres ou pour nous ?

Bien entendu, l’organisation d’une large part du monde en zone indifférenciée dont la richesse et l’activité grignoteront sans arrêt les bornes provisoires et autodéplaçables peut être un objectif en soi. C’est le principe de toute organisation, nous l’avons appris à l’école ; et c’est un objectif qui n’a pas besoin de dirigeants. Il marchera très bien tout seul. C’est le principe de l’Europe pour tous, hypothèse probable et qui, à mon avis, a de grandes chances de réussir. Réussir à triompher de toute espèce de réticence, veux-je dire. En d’autres termes, le monde qui se prépare pour nous non seulement échappe à notre contrôle mais n’a pas besoin de nous — de nous tels que nous n’avons pas besoin de nous définir — tels que nous sommes. Les Turcs, voyez-vous, n’y sont pour rien.

Israel, més fort que mai !

Henrique Cymerman: Israel, más fuerte que nunca, según el Centro de Estudios Estratégicos de Tel Aviv
La Vanguardia, 18/10/2004.

El Tsáhal es rotundamente superior a los ejércitos árabes, según el informe anual del prestigioso Centro de Estudios Estratégicos Jaffa, de la Universidad de Tel Aviv.

Cada año, este centro publica un informe comparativo sobre la situación de cada ejército de la zona y en el de este año se revela que la superioridad del Ejército israelí sobre los ejércitos de Oriente Próximo no sólo se mantiene, sino que se amplia.

En el Informe se puede leer, sin embargo, que Israel no es superior a los países árabes en el número de soldados, tanques y aviones. Aun así señalan que estos números no son decisivos ante una posible guerra ya que las modernas tecnologías israelíes se impondrían a unos ejércitos árabes que todavía no se han renovado significativamente. Sólo Egipto está en un proceso de modernización de sus Fuerzas Armadas, en concreto gracias a la ayuda en el suministro de armas sofisticadas por parte de Estados Unidos. El otro gran Ejército árabe, el sirio, está muy lejos a nivel tecnológico del Tsáhal israelí.

En unas recientes maniobras militares israelíes a las que asistimos, en el desierto del Néguev, unas de las más importantes de los últimos años, el general, Iftah Ron Tal, jefe de las fuerzas terrestres israelíes, que incluyen a más de 300.000 hombres del servicio regular o reservistas, afirmó a La Vanguardia que el Tsáhal continuamente se adapta a las nuevas circunstancias; por ejemplo, es la primera vez que se incluye en estas maniobras no solamente un escenario de guerra convencional, por ejemplo en el frente sirio, sino también lo que en el Estado mayor israelí definen como “conflicto de baja intensidad” que supone la Intifada palestina en Gaza y Cisjordania. El general añadió que una de las conclusiones de la guerra del Yom Kipur de 1973 está siendo puesta en práctica ahora en lo que definió como “una revolución en las fuerzas armadas”. Ahora los oficiales de todas las unidades son formados conjuntamente durante ocho meses para asegurar más cooperación entre todos. Lo mismo ocurrió en el ejercicio en el que participaron a la vez la Fuerza Aérea, tanques, comunicaciones, artillería e Inteligencia militar.

El presidente de la Comisión de Defensa y Exteriores del Parlamento, Yuval Steinitz, presente en las maniobras, afirmó que “la amenaza básica para la existencia del Estado de Israel son los ejércitos regulares árabes tales como el egipcio, el iraní, el sirio y el saudí”. Le preguntamos por que incluye a Egipto en las amenazas si hay un acuerdo de paz bilateral y contestó: “Egipto es un peligro, se ha reforzado de forma increíble pese a no estar bajo amenaza de nadie y dispone de superioridad militar en Africa y ante cualquier país árabe. Esperamos que pese a su hostilidad, la paz se mantenga entre nosotros pero tenemos que estar preparados para todo.”

Le hicimos la misma pregunta al coronel Gad Hirsh — jefe del curso de oficiales — y su respuesta fue totalmente diferente: “¿Egipto? No nos preparamos para una guerra contra ellos porque afortunadamente es un país con el que tenemos un acuerdo de paz y estamos muy contentos por ello.”

Hirsh lamentó la muerte de niños palestinos en la operación militar en Gaza afirmando: “Yo mismo soy padre de tres niñas. Me siento muy mal, fatal y me duele de forma personal cuando mueren personas jóvenes e inocentes.” Y añadió: “Siempre me acuerdo que al novio de mi hija se le murió su padre en un atentado suicida en el supermercado que está a 200 metros de mi casa.” El coronel resumió: “En una zona poblada tenemos prohibido actuar como un elefante en una tienda de juguetes. Tenemos que atacar sólo a los terroristas pero el problema es que éstos se esconden dentro de la población.”

Decimos a Steinitz que en Europa hay duras acusaciones contra Israel por la muerte de decenas de civiles palestinas en las operaciones militares de su país. Su respuesta fue contundente: “Yo tengo una acusación muy grave contra la hipocresía europea. Que me enseñan en Europa un ejército occidental, ya sea americano, ingles, español o italiano que luche en un terreno densamente poblado, contra cientos de terroristas que se esconden intencionadamente en colegios y que tenga éxito y que al final la mayoría de las victimas sean terroristas armados y no civiles. En todas las comparaciones, Israel tiene el ejército más ético y delicado en el mundo. Y los europeos en vez de apreciar esto, actúan de forma hipócrita y acusan al ejercito más cuidadoso y moral.”

Los analistas israelíes afirman que una de las principales razones de la situación armada de los países árabes es el desmoronamiento de la Unión Soviética, una potencia que les apoyaba material y económicamente.

El informe del centro establece que “la superioridad militar de Israel es impresionante tanto a nivel convencional como no convencional”. Y añade: “Israel goza hoy en día de una superioridad estratégica general en todo Oriente Próximo y afronta el plan de retirada de la Franja de Gaza, previsto para el 2005 en una posición de fuerza.”

Pese a dicha superioridad, los analistas advierten que Israel aun tiene cuestiones que han de preocuparle seriamente. Son dos amenazas no convencionales básicas que pueden poner en peligro la existencia de Israel. Por un lado, la posibilidad de que Irán disponga en un plazo muy corto de tiempo, varios años, de capacidad nuclear y por otro, la amenaza del terror islámico internacional, que puede también conseguir armas no convencionales y usarlas contra Israel.

El informe avisa que “durante el año pasado Irán avanzó peligrosamente en su programa nuclear”. Respecto a la segunda amenaza, se advierte del peligro que grupos terroristas como Al Qaeda actúa contra ciudadanos israelíes y judíos en todo el mundo, usando incluso armas no convencionales.

Por último, los analistas critican al Gobierno israelí por no hacer caso de las insinuaciones de Siria para reemprender el proceso de paz entre los dos países. “Israel hace un gran error ya que debería intentar sacar a Siria del círculo de la guerra. Este hecho tendría consecuencias importantes como frenar a Hezbollah (milicias fundamentalistas libanesas) en su lucha armada contra Israel, mejoraría la posición israelí en la zona y afrontaría de mejor forma el conflicto con los palestinos”, concluye el informe.


    ISRAEL:
  • SOLDADOS: 631.500
  • TANQUES: 3.700
  • AVIONES DE COMBATE: 518
  • HELICÓPTEROS: 205
  • LANZADORAS DE MISILES: SE DESCONOCE

    EGIPTO:
  • SOLDADOS: 704.000
  • TANQUES: 3.000
  • AVIONES DE COMBATE: 505
  • HELICÓPTEROS: 230
  • LANZADORAS DE MISILES: 24

    IRÁN:
  • SOLDADOS: 870.000
  • TANQUES: 1.700
  • AVIONES DE COMBATE: 203
  • HELICÓPTEROS: 365
  • LANZADORAS DE MISILES: 40

    SIRIA:
  • SOLDADOS: 421.500
  • TANQUES: 3.700
  • AVIONES DE COMBATE: 450
  • HELICÓPTEROS: 213
  • LANZADORAS DE MISILES: 45

    JORDANIA:
  • SOLDADOS: 160.700
  • TANQUES: 975
  • AVIONES DE COMBATE: 97
  • HELICÓPTEROS: 85
  • LANZADORAS DE MISILES: SE DESCONOCE

    IRAQ:
  • SOLDADOS: 133.500
  • TANQUES: 0
  • AVIONES DE COMBATE: 0
  • HELICÓPTEROS: 0
  • LANZADORAS DE MISILES: 0

    ARABIA SAUDITA:
  • SOLDADOS: 191.500
  • TANQUES: 750
  • AVIONES DE COMBATE: 286
  • HELICÓPTEROS: 214
  • LANZADORAS DE MISILES: 12

    LÍBANO:
  • SOLDADOS: 61.400
  • TANQUES: 280
  • AVIONES DE COMBATE: 0
  • HELICÓPTEROS: 16
  • LANZADORAS DE MISILES: 0

    UNIÓN DE EMIRATOS ÁRABES:
  • SOLDADOS: 65.500
  • TANQUES: 532
  • AVIONES DE COMBATE: 48
  • HELICÓPTEROS: 102
  • LANZADORAS DE MISILES: 6

Fuente: Centro de Estudios Estratégicos de Yaffo, de la Universidad de Tel Aviv.

Thursday, October 14, 2004

Rumsfeld.— Remporter la guerre contre la terreur

Donald H. Rumsfeld (*): Remporter la guerre contre la terreur
Le Figaro, 12/10/2004.

Nous avons assisté, le mois dernier, au troisième anniversaire du jour qui a éveillé l’Amérique à un nouveau monde — ce jour où des extrémistes ont tué des centaines d’innocents sur le sol américain. La semaine dernière a marqué le troisième anniversaire du commencement de l’opération «Liberté immuable», le jour où l’Amérique s’est résolue à mener la guerre contre les extrémistes eux-mêmes et où nous avons attaqué al-Qaida et les talibans en Afghanistan. Trois années après le début de la guerre mondiale contre la terreur, certains se demandent si l’Amérique est plus sûre et si le monde est plus riche.

Ce sont là des questions pertinentes.

Mais adoptons tout d’abord un point de vue historique. Nous avons souvent entendu dire que cette guerre mondiale contre l’extrémisme constituera la tâche d’une génération et qu’il s’agit d’une guerre susceptible de se poursuivre pendant des années, tout comme la guerre froide, qui a duré des décennies.

Nous considérons désormais la guerre froide comme une grande victoire de la liberté. Mais rien n’était certain ni prédéterminé. Les cinquante années de cette bataille épique entre le monde libre et l’empire soviétique ont été remplies de divisions, d’incertitudes, de doute de soi, de revers et d’échecs.

Même avec nos alliés les plus proches, des conflits ont existé concernant la politique étrangère, la diplomatie, le déploiement des armes et les stratégies militaires. Dans les années 60, en 1966 exactement, la France s’est retirée du volet militaire de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (Otan). Aux Etats-Unis, les chroniqueurs et les éditorialistes de cette époque se sont interrogés et ont émis des doutes sur la politique américaine. Des citoyens américains ont même parfois vu leur propre gouvernement accusé d’être belliciste ou agresseur.

Mais les Etats-Unis, sous la gouvernance des deux partis politiques, et nos alliés ont fait preuve de persévérance et ont résolu le conflit, année après année. Les stratégies ont varié, de la coexistence à l’endiguement, de la détente à la confrontation. Nos dirigeants ont continué à résister à ce que beaucoup considéraient comme un ennemi invincible, et le régime soviétique s’est finalement effondré.

Cette leçon a dû être réapprise à travers les âges : elle consiste dans l’idée que la faiblesse est une provocation, et qu’un refus de faire face aux risques qui menacent peut accroître, et non réduire, les dangers futurs, et que la victoire revient en fin de compte à ceux qui sont résolus et inébranlables.

Depuis le 11 septembre et le début de notre offensive contre le terrorisme, il est apparu clairement que notre coalition avait en face d’elle un ennemi sans pays ni cerveau véritables.

Un peu plus de trois années auparavant, al-Qaida constituait déjà un danger grandissant. Son chef, Oussama Ben Laden, était en sécurité et à l’abri en Afghanistan. Son réseau était disséminé dans le monde entier et s’attaquait aux intérêts américains depuis des années.

Trois années plus tard, plus des trois quarts des membres et associés importants d’al-Qaida ont été soit emprisonnés soit tués. Oussama Ben Laden est en fuite, un grand nombre de ses associés importants sont sous les verrous ou sont morts, et ses réseaux d’aide financière, affaiblis.

L’Afghanistan, jadis contrôlé par les extrémistes, est aujourd’hui dirigé par Hamid Karzaï. Il se trouve parmi les premiers récipiendaires des efforts de ceux qui, dans le monde, soutiennent les modérés contre les extrémistes. Les stades de football jadis utilisés pour les exécutions publiques sous le régime des talibans sont aujourd’hui utilisés, encore une fois, pour le football. Plus de 10 millions d’Afghans, dont 41% de femmes, se sont inscrits sur les listes électorales pour voter lors de la première élection nationale du pays.

La Libye, qui soutenait les terroristes et cherchait secrètement à se doter de la puissance nucléaire, est devenue une nation qui a renoncé à ses programmes d’armement illégaux et qui se dit désormais prête à rejoindre à nouveau la communauté des nations civilisées.

Le réseau de prolifération nucléaire du savant pakistanais A. Q. Khan — lequel apportait une aide meurtrière à des nations telles que la Libye et la Corée du nord —, a été démasqué et démantelé. En effet, le Pakistan, jadis bien disposé envers al-Qaida et le régime des talibans, s’est rangé, sous le président Pervez Musharraf, aux côtés du monde civilisé et constitue désormais un allié inconditionnel contre le terrorisme.

L’Otan dirige désormais la Force internationale d’assistance à la sécurité en Afghanistan et aide à former les forces de sécurité irakiennes, une nouvelle importante responsabilité «hors zone». L’ONU aide à l’organisation d’élections libres en Afghanistan et en Irak. Plus de soixante pays travaillent de concert pour arrêter la prolifération des armes de destruction massive.

Trois ans auparavant, en Irak, Saddam Hussein et ses fils dirigeaient brutalement une nation au coeur du Moyen-Orient. Saddam Hussein tentait régulièrement de tuer des équipages américains et britanniques en violant les zones interdites de survol. Il ignorait les dix-sept résolutions du Conseil de sécurité des Nations-unies. Il versait des allocations de 25 000 dollars aux familles des auteurs d’attentats suicides.

Trois années plus tard, Saddam est prisonnier et attend son procès. Ses fils sont morts. La plupart de ses associés sont derrière les barreaux.

L’Irak est doté d’une Constitution provisoire qui inclut une déclaration des droits et une magistrature indépendante. Des conseils municipaux ont été constitués dans quasiment toutes les grandes villes et dans la plupart des villes et villages.

Les Irakiens sont désormais autorisés à s’exprimer, écrire, regarder et écouter tout ce qu’ils souhaitent, chaque fois qu’ils le souhaitent.

Y a-t-il eu des revers en Afghanistan et en Irak ? Bien sûr. Mais l’ennemi ne peut pas gagner militairement. Ses armes sont la terreur et le chaos. Il attaque l’espoir ou le progrès pour tenter de miner le moral. Il sait que s’il parvient à gagner la bataille de la communication, nous perdrons notre volonté et nous partirons.

Nous vivons là une période difficile. Du coeur de Manhattan et de Washington DC à Bagdad, Kaboul, Madrid, Bali et les Philippines, un appel aux armes a retenti et le résultat de ce combat déterminera la nature de notre monde pendant les décennies à venir.

Aujourd’hui, comme jadis, la tâche ardue d’écrire l’histoire incombe à l’Amérique, à notre coalition, à notre peuple. Nous y parviendrons en sachant que la liberté est de notre côté, et que c’est nous qui l’imposerons.


(*) Secrétaire américain à la Défense.

Entrevista a Robert D. Kaplan

Núria Navarro: Robert D. Kaplan: “La decisió d’envair l’Iraq no va ser un error”.
El Periódico, 12/10/2004.

Robert D. Kaplan és un dels analistes polítics més brillants amb què compta l’Amèrica del Nord republicana. ¿La seva singularitat? Sol parlar abans que ningú de llocs que, al cap de poc temps, passen a les portades de tota la premsa mundial.

Boston (EUA), 1951. Periodista i viatger. Publica Invierno mediterráneo (Ediciones B).

Aquest brillant articulista de l’Atlantic Monthly és una carta intel.lectual dels republicans.

—Les seves prediccions són infal.libles. ¿És un agent de la CIA?
—Pregunti-ho a la meva dona, que diu que sempre ho faig tot malament...

—Seriosament. Vostè arriba on no arriba ningú.
—Miri, les anàlisis polítiques des d’hotels de luxe no van enlloc. Jo aplico la mirada dels viatgers del segle XIX per extreure conclusions. Arribo a un país i em pregunto: ¿quin és l’assumpte del qual tothom té por de parlar? El futur està escrit en els silencis, en les pors i en les vergonyes de la gent.

—¿Quins són els silencis de l’Amèrica del Nord?
—Ningú parla que en els pròxims 50 anys la societat nord-americana serà semihispana. Un de cada dos nord-americans parlarà espanyol. El poder es desplaçarà de l’eix Est-Oest que uneix la costa atlàntica amb la del Pacífic, a la Nord-Sud, que va del Canadà a Mèxic. Com que això serà inevitable, la qüestió serà com fer-ho menys dolorós. ¿Vol un altre tema silenciat?

—Endavant.
—La guerra contra el terrorisme permet als EUA preparar-se per a una confrontació amb la Xina. El futur del terrorisme és a l’Àsia. Els nord- americans tanquen bases a Europa i n’obren al Pacífic i a l’Afganistan. Els xinesos controlen els extrems del canal de Panamà, creixen a Micronèsia, són a la banya de l’Àfrica. Són bons omplint forats.

—Ara posaré a prova el seu olfacte. ¿Qui guanyarà el 2-N?
—L’única cosa intel.ligent que puc dir és que, tot i els mals resultats de Bush, està una mica per sobre de Kerry. Miri, els nord-americans no analitzen Bush com els europeus. ¡El coneixen des de fa 40 anys!

—En els últims tres anys ha batut el rècord de despropòsits.
—Jo, encara que sense entusiasme, el tornaré a votar. ¿Per què? Perquè Kerry arriba a les eleccions sense cap mena d’història al Senat. El seu expedient és tan dolent que a la convenció demòcrata només van voler treure l’assumpte del Vietnam.

—Ho té tot per fer, però Bush...
—Bush s’assembla a Carter. Carter va presidir amb una política exterior dividida, assessorat per Brzezinski, per un costat, i per Cyrus Vance, per l’altre. A Bush li ha passat això amb Rumsfeld i Powell. ¡N’havia d’acomiadar un dels dos! No hi ha unitat en la política exterior. Per això l’assumpte de l’Iraq ha anat malament.

—¿Per això?
—¡La invasió va ser un èxit! ¡Un xou del Pentàgon! Però quan es va establir el control, va passar a ser un repte entre agències. I per governar la situació es necessitava el Departament d’Estat, ocupat en qüestions de desenvolupament i control civil...

—Rumsfeld reconeix errors de partida i vostè parla d’¿èxit?
—Les raons per les quals es va envair l’Iraq no van ser les armes de destrucció massiva, sinó raons morals molt semblants a les de Bòsnia i Kosovo. ¡Saddam va matar moltes més persones que Milosevic! Però l’argument moral tenia un problema.

—¿Quin?
—Clinton el va treure a col.lació a Bòsnia i Kosovo i el públic no va respondre. Bush va aprendre la lliçó.

—Parla des de la fe republicana.
—No. El règim de l’Iraq era tan repressor com els dels països estalinitzats dels anys 50. La tirania era brutal. Així que, després de l’11-S, hi va haver una finestra política per poder enderrocar Saddam. Per això, en cert sentit, va ser un atac preventiu.

—El petroli i la inversió saudita no hi tenien res a veure, és clar.
—Els EUA aconsegueixen més petroli de Colòmbia i Veneçuela que de tots els països àrabs junts.

—Així, de l’1 al 10, ¿quina nota dóna a Bush en aquest conflicte?
—Un cinc. Hi ha coses que ha fet bé. No va acceptar l’alto el foc a l’Afganistan quan començava el Ramadà, demostrant a l’Aliança del Nord que anava seriosament. També va veure que no hi calien gaires tropes allà. I es va moure ràpid per captar gent al Iemen i a les Filipines. Si ell i Cheney parlessin millor, ho podrien utilitzar a la campanya.

—Érem a l’Iraq...
—El cas de l’Iraq és com casar-se. Prens decisions amb unes proves del 20%. Quan esbrines el que necessitaves saber, ja t’has casat.

—¡Senyor Kaplan!
—La decisió d’envair l’Iraq no va ser un error. L’error està en els detalls, com utilitzar contractistes privats per formar el nou Exèrcit iraquià. L’èxit a Samarra és degut al canvi del mètode d’instrucció.

Monday, October 11, 2004

La capitulation de la République

La capitulation de la République
Le Figaro, 11/10/2004.

Si l’on doutait encore du danger d’inclure la Turquie dans l’Union européenne, il faut écouter ce que certains des dirigeants actuels d’Ankara et de leurs représentants disent en privé à leurs interlocuteurs français. On ne prétend pas présenter ici leur discours comme représentatif d’une nation diverse comme le sont toutes les autres. Mais il reflète pour une bonne part la pensée et la stratégie des «islamistes modérés» qui détiennent la majorité dans le pays. Il est également soutenu par les héritiers du kémalisme, dont le nationalisme fait, face au problème de l’adhésion à l’Europe, les alliés objectifs du parti au pouvoir.

Tel qu’il est, direct, voire brutal, ce discours est un élément qui, dans le débat actuel, doit être versé au dossier. Peut-être que, s’il était mieux connu, les conditions institutionnelles et financières opposées par Bruxelles à l’admission de la Turquie avant 2015 seraient jugées moins sévères par les inconditionnels d’un choix politique qui s’annonce comme une capitulation en rase campagne de l’idéal républicain.

Pour permettre de mesurer l’ampleur de l’enjeu, voici, en substance, ce que certains Turcs, parmi les plus éminents, nous disent sans ménagements : Si les négociations échouent, ou si vous dites non au référendum sur l’entrée de notre pays dans l’Europe, c’en sera fini des relations entre nos deux nations. Nous n’en voudrons pas aux Anglais, ni aux Allemands, mais nous en tiendrons rigueur tout particulièrement à vous et nous agirons en conséquence. Vous en paierez le prix dans le domaine des échanges et de l’emploi, dont vous avez le plus grand besoin. Vous constaterez aussi que vous avez plus à craindre des flux migratoires sans nous qu’avec nous. Voyez comment les Portugais et les Espagnols ont cessé de s’expatrier à mesure que leur niveau de vie s’est accru après leur entrée dans l’Union. Vous ne pourrez pas davantage compter sur nous pour calmer le jeu au sein de l’UOIF extrémiste, qui est le groupe dominant de votre Conseil français du culte musulman (CFCM).

Cette dernière menace est claire, et incite à s’interroger : pourquoi une telle vindicte à l’égard de la France ? C’est qu’on touche au point central du débat, qui est l’incompatibilité radicale entre la conception turque et la conception française de la laïcité. Sur ce point comme sur les autres, nos interlocuteurs ne mâchent pas leurs mots. En rejetant la Turquie, expliquent-ils, vous apporterez la démonstration que vous n’êtes pas une nation laïque, mais un pays fondamentalement catholique, animé par des préjugés anti-islamiques. Vos arguments démographiques et économiques, que vous n’opposez ni à l’Allemagne, ni aux candidats d’Europe centrale, cachent mal la priorité que vous donnez à la préoccupation religieuse. La preuve en est que vous êtes seuls à avoir voté, il y a quelques années, un texte de condamnation du génocide des Arméniens, alors que ce prétendu génocide, qui fut en réalité un crime de guerre (sic) n’a jamais pu être démontré (sic).

Les Anglais, les Allemands,
poursuivent nos donneurs de leçons, reconnaissent, comme nous, l’importance du phénomène religieux dans leur société. Cela leur permet de faire face à la réalité de l’existence d’autres religions, et de les contrôler. Pour instaurer la laïcité en Turquie, Atatürk s’est inspiré, il est vrai, du précédent français. Mais il a compris qu’il n’avait pas en face de lui une église sunnite, comparable à l’église catholique, ou même à la hiérarchie chiite, avec laquelle il pourrait négocier. Il a donc choisi de s’écarter de son modèle en plaçant les responsables et les enseignants du culte sunnite sous la tutelle de l’Etat. Cela lui a permis de donner le droit de vote aux femmes bien avant vous, et d’interdire le port du voile non seulement à l’école et dans l’administration, mais également à l’Université.

A la différence du modèle kémaliste,
insistent les éminences d’Ankara, vous vous êtes privés, vous autres Français, des moyens de contrôler les cultes en pratiquant en 1905 une séparation totale qui était en réalité un compromis entre l’Etat et la seule Eglise catholique. Face à l’islam sunnite, vous voici démunis. La faiblesse de votre système vient d’être démontrée par le fait que votre ancien ministre de l’Intérieur, M. Sarkozy, a dû prendre l’initiative de créer le CFCM. Encore un effort, et vous vous apercevrez que votre modèle de laïcité est isolé en Europe, et qu’il vous désarme devant la montée des communautarismes que vous avez vous-même provoquée.

Tel est le discours que nous tiennent les Turcs. Encore un effort en effet et la France redeviendra un espace public confessionnalisé, avec ce que cela implique de passions et de divisions. Sur le chapitre économique, social et démographique, l’argumentaire turc peut faire impression, bien que l’écart entre le haut et le bas de l’échelle soit colossal et que l’effet d’entraînement du bas par le haut soit loin d’être évident : à Chypre, le niveau de vie de la zone turque est le quart de celui de la zone grecque. L’émigration risquerait, dans ces conditions, d’être encouragée par la forte inégalité de la société turque, que l’introduction du droit social européen ne manquerait pas d’aggraver.

Là pourtant n’est pas l’essentiel. Le fossé est culturel, et ce n’est pas un hasard si les immigrés turcs sont, en Europe, ceux qui résistent le plus à l’imprégnation du pays d’accueil. Quelle que soit sa fragilité, l’argumentaire de nos interlocuteurs a le mérite de souligner le problème central, qui est le bouleversement que l’adhésion de la Turquie introduirait à terme dans la culture européenne, et plus particulièrement dans notre vie politique et nos institutions. Le modèle républicain français interdit à César de se mêler des affaires de Dieu pour empêcher Dieu de se mêler des affaires de César. Dans cette logique, l’Etat n’est pas neutre, puisqu’il a le devoir de garantir la neutralité la plus grande possible de l’espace public.

Cette philosophie a, d’ores et déjà, un certain mal à intégrer l’article 10 du projet de traité constitutionnel de l’Union, qui s’inspire d’une autre philosophie, dominante au sein de l’Union, qui est celle de la neutralité de l’Etat, au risque de l’intrusion des cultes dans l’espace public. Cet article reconnaît «la liberté de manifester sa religion en public et en privé». Du moins nos voisins, confrontés à la montée de conflits interreligieux, ont-ils admis la nécessité de tenir la vie politique à l’écart des passions religieuses en se bornant à invoquer, dans le préambule du traité, les «valeurs» des «héritages culturels, religieux et humanistes de l’Europe». Il s’agit là, de leur part, face au défi de l’islam, d’un coup de chapeau à la pertinence du modèle français.

Or, loin de s’inscrire dans ce sens, les islamistes turcs au pouvoir nous invitent à régresser de plusieurs siècles. Et nous aident, du même coup, à saisir le lien entre l’adoption du traité constitutionnel et l’entrée de la Turquie de l’Union. A la conjonction de ces deux facteurs, un infléchissement de l’application de l’article 10 est inéluctable. L’Etat républicain sera de moins en moins en mesure de garantir la neutralité de l’espace public. Au risque de développer, entre le pouvoir politique et le pouvoir religieux, un rapport de forces qui commence déjà à se dessiner et qui pourra à tout instant s’inverser. L’entrée de la Turquie dans l’Europe serait une divine surprise pour les intégristes de toutes confessions et de tous pays qui voient dans la crise actuelle des démocraties libérales une occasion inespérée de prendre leur revanche.

Saturday, October 09, 2004

Culla.— Pròleg a “Israel, el somni i la tragèdia”

Joan B. Culla: Pròleg a Israel, el somni i la tragèdia

En la configuració de la nostra opinió pública —occidental, espanyola, catalana— respecte del litigi àrabo-israelià, o israelo-palestí, és a dir d’allò que denominem amb optimisme «el conflicte del Pròxim Orient» —com si en aquella regió no n’hi hagués cap altre, de conflicte—, s’esdevé un fenomen singular, potser únic: tothom té, o creu tenir, una posició presa i definida pel que fa al contenciós, un punt de vista format. Qualsevol persona que col·labora en un periòdic —ni que sigui com a autor d’acudits gràfics— se sent autoritzada a utilitzar la seva vinyeta, o la seva crítica cinematogràfica, per prendre partit en la confrontació entre Israel i Palestina; qualsevol entitat, associació, grup polític o bé ONG es veu amb cor de formular doctrina pròpia —sovint, sota la forma més contundent i categòrica— sobre els drets i les culpes d’aquelles dues comunitats enfrontades; qualsevol corresponsal espontani gosa trametre als diaris una carta al director on atorga emfàticament la raó a un bàndol i abomina l’altre; qualsevol tertúlia, ja sigui mediàtica o de cafè, que s’ocupi del Pròxim Orient permet escoltar un grapat de sentències definitives que, a parer dels seus autors, deixen la tragèdia palestino-israeliana jutjada de manera irrevocable... Sostinc que aquesta és una conducta singular perquè ¿qui, entre nosaltres, gosaria prescriure fórmules per posar fi a la guerra civil o rebel·lió islamista algeriana que esclatà el 1992? ¿Quants s’atrevirien, a propòsit de la crisi a la regió africana dels Grans Llacs, a sentenciar si la raó la tenen els tutsis o bé els hutus? ¿On són les anàlisis i les preses de posició davant la guerra del Congo —a la vegada interna i internacional— que precedí i seguí la caiguda del dictador Mobutu? Cal recordar que a Algèria ja s’han comptabilitzat més de cent mil morts, que a Ruanda i Burundi les víctimes mortals passen del milió des del 1993, que al Congo ex-Zaire la mortaldat es calcula en dos milions i mig de persones des del 1998. I tanmateix, malgrat que aquests altres conflictes han estat infinitament més mortífers que el d’Israel-Palestina —durant el mateix període o en tota la seva història—, les nostres opinions públiques els contemplen en respectuós silenci, deixant que siguin els escassos especialistes o coneixedors directes del terreny els que hi portin alguna llum. ¿Què cal, doncs, deduir de la facúndia mediàtica, de la loquacitat general, de l’admirable facilitat amb què gairebé tothom concedeix i nega legitimitats, criminalitza o canonitza tot allò que fa referència a l’agònic duel entre palestins i israelians? ¿Cal deduir de tanta vehemència «opinadora» que existeix al nostre voltant un ampli coneixement de les arrels i les complexitats d’aquell conflicte, que creadors i consumidors d’opinió estan familiaritzats amb els factors demogràfics i econòmics, polítics i militars, culturals i religiosos que el caracteritzen i el condicionen? Crec rotundament que no. Ben al contrari, vint-i-cinc anys d’aproximació intel·lectual al tema, la participació en incomptables debats, col·loquis, taules rodones, conferències i xerrades sobre Israel i el Pròxim Orient, fins i tot els cursos de doctorat que he dedicat a la mateixa matèria, em permeten certificar un desconeixement tan generalitzat com transversal en tota mena de col·lectius professionals o culturals, des del tòpic ciutadà del carrer fins a l’acadèmic o el periodista. En un ambient on, sovint, encara cal explicar la diferència entre «àrab» i «musulmà», o entre «jueu» i «israelià» (no diguem ja entre «israelià» i «israelita»), saber si els territoris ocupats de Cisjordània i Gaza sumen 6.000 quilòmetres quadrats o 30.000, si el procés de reassentament jueu a Palestina va començar en la dècada de 1880 o en la de 1920, conèixer quin abast exacte té la «qüestió dels refugiats» palestins i el seu eventual retorn, són preguntes realment exòtiques per a la immensa majoria dels qui segueixen amb genuïna preocupació i amb espontània vehemència l’interminable litigi i en deploren els brutals efectes. Entre nosaltres, doncs, l’innegable interès que el tema desvetlla es veu perillosament alimentat pels tòpics, per les idees rebudes que, a còpia de veure-les repetides, adquireixen categoria de dogmes: el mite reversible de David contra Goliat, l’estigma llancívol del «terrorisme», la ficció d’un Israel monolític, les reminiscències culturals de la Guerra Freda... Enfront de la simplicitat dels tòpics, però, hi ha una realitat complexíssima, i és a aquesta realitat intricada que les pàgines següents voldrien consagrar-se. El subtítol del llibre —“Del sionisme al conflicte de Palestina”— pretén no pas reconèixer una parcialitat d’entrada, sinó advertir que el fil conductor de l’estudi serà l’experiència històrica israeliana. Amb la mateixa legitimitat i la mateixa voluntat de comprensió global que posseeixen aquells altres estudis —nombrosos— que s’aproximen al tema més aviat des d’una perspectiva àrab, o àrabo-palestina. I amb un propòsit ferm: explicar, no pas justificar, ni jutjar. Aquest és, eminentment, un llibre d’història; d’una història tan contemporània que el seu últim paràgraf caldrà cercar-lo en el diari d’avui, però d’història. Opino que un dels pitjors vicis intel·lectuals amb què solem acostar-nos a l’explosiu escenari d’Israel-Palestina és el «presentisme»: creure que tot va començar amb el més recent atemptat suïcida, o amb l’última represàlia militar, o a tot estirar amb l’esclat de la darrera Intifada; el fet de pensar que, en qualsevol moment, els dos bàndols poden posar els comptadors a zero i començar a discutir de cap i de nou. Però, quan els escoltes, t’adones que no és així; que, per als palestins, la matança de Deir Yassin del 1948 resulta tan propera i tan significativa com per als israelians la matança d’Hebron del 1929; que la Declaració Balfour del 1917 o la Resolució 181 (II) de l’Assemblea General de l’ONU, del 1947, no són esgrogueïdes peces de museu, sinó projectils en la batalla dialèctica, argumental i propagandística d’ara mateix. Sí, potser sí que, igual com als Balcans segons el famós diagnòstic de Churchill, també al Pròxim Orient es destil·la més història de la que poden consumir. En qualsevol cas, és imprescindible conèixer-la si volem entendre la naturalesa del conflicte, el seu enverinament, la violència creixent que el caracteritza; és imprescindible fins i tot com a talaia des de la qual entreveure una possible solució de compromís. Més enllà de l’impacte dramàtic que ens causen cada dia les notícies i les imatges datades a Jerusalem, a Jenin, a Gaza o a Tel Aviv, cal saber com i quan van sorgir els dos nacionalismes que es disputen aquella terra, quins factors endògens i exògens els van nodrir i els van donar forma, quin ha estat el paper canviant de les successives grans potències, el de l’opinió pública internacional, el del món àrab, què uneix i què separa les dues societats enfrontades... Tant de bo que, al llarg dels propers capítols, totes aquestes grans qüestions o, almenys, algunes d’elles hi trobin respostes precises, entenedores i ponderades; no pas conclusions definitives ni veritats absolutes, perquè, justament, el pes de l’absolut, del sagrat, del transcendent —dels dogmes— és un dels llastos més feixucs i negatius que arrossega aquest conflicte on es disputen tantes coses «santes».

Tuesday, October 05, 2004

Murawiec.— Bush ou l’obligation d’intervenir

Laurent Murawiec (*): Bush ou l’obligation d’intervenir
Le Figaro, 05/10/2004.

Le président Lincoln mit trois ans avant de trouver les généraux qui voulaient gagner la guerre de Sécession. La guerre qui a été déclarée aux Etats-Unis le 11 septembre 2001 est complexe, elle est engagée dans la durée. C’est une guerre à fronts mouvants et pointillés. Les modèles connus ne nous aident guère à la mener. Mais un mot perspicace de Winston Churchill vient à l’esprit : «Les Américains choisissent toujours la bonne option. Après avoir essayé tout le reste.» C’est que l’Amérique avait été cueillie à froid, encore tout à la langueur hédoniste et vacancière des années Clinton, où l’on sirotait les «dividendes de la paix». La CIA, le FBI, le département d’Etat, le département de la Défense ont montré, avant et après, des lacunes graves, parfois rédhibitoires.

Les Etats-Unis ont dû s’atteler à une redéfinition de leur rôle dans le monde et au changement qui en résulte. Notamment sur l’idée que se font les Américains d’eux-mêmes et de leur pays. Jadis jeune nation «désenchevêtrée» des affaires de l’Europe, comme le lui avait enjoint le président Washington dans son fameux discours d’adieu, plus tard puissance ascendante affirmant sa force parmi les autres puissances, puis sauveur de l’Europe et de l’Asie, les Etats-Unis se muèrent en superpuissance face à une autre, puis, triomphants à l’issue de la guerre froide, en position de puissance suprême sans pareille dans l’histoire.

Si Bush est réélu, son Administration approfondira une nouvelle doctrine stratégique qui va dans le droit fil de la politique américaine de certains grands ancêtres : l’interventionnisme républicain de Theodore Roosevelt et celui du démocrate de Woodrow Wilson, l’un au nom de la puissance, l’autre au nom de la morale et de la démocratie ; la croisade antifasciste de la Seconde Guerre mondiale et l’épopée anticommuniste de Roosevelt qui empêcha Staline et ses successeurs de s’emparer de l’Europe et de l’Asie... La novation attribuée aux «néoconservateurs» n’est qu’une continuité.

S’il faut inventer les moyens et les méthodes de la guerre contre l’islamo-fascisme — nom véritable de la «guerre contre le terrorisme» —, l’histoire des Etats-Unis a noué des fils directeurs. Mais de quelle guerre s’agit-il ? Si le terrorisme qui a frappé Manhattan et Washington le 11 septembre 2001 est l’expression de griefs et doléances plus ou moins légitimes du monde arabo-musulman envers des Occidentaux coupables d’innombrables forfaits et méfaits, Américains tout les premiers ; si pour prévenir le terrorisme il faut satisfaire ces griefs et doléances ; s’il est des circonstances où la recherche délibérée de l’assassinat en masse de civils est justifiée ; si le terrorisme est le fait de groupes volatils sans liens avec des Etats, si tout cela est vrai, George W. Bush a eu tort de renverser le régime des talibans, de pourchasser Ben Laden, de s’attaquer à Saddam Hussein et de peser sur le monde arabo-musulman pour que celui-ci coupe le cordon ombilical qui le relie au terrorisme.

Mais le bilan des Etats de la région en matière de terrorisme est accablant : de l’aveu de ses dirigeants, la Syrie est depuis plus de trente ans un noeud de vipères terroristes et Damas sa capitale les abrite pignon sur rue ; l’Irak de Saddam était le mécène et le havre d’Abu Nidal, d’Abou Abbas et de bien d’autres chefs terroristes, et le trésorier-payeur des familles des assassins palestiniens ; l’Arabie saoudite organise des téléthons sur les chaînes officielles pour financer le terrorisme palestinien, et, on ne l’a pas oublié, elle est financière, logisticienne, propagandiste, organisatrice de terrorisme au nom du wahhabisme : c’est elle qui a mis sur pied l’armée internationale du djihad ; livré aux griffes syriennes le Liban contraint de laisser agir sur son sol le syndicat du crime iranien, connu sous le nom de Hezbollah, Etat souverain dans un Etat libanais dénué de souveraineté ; l’Egypte réprime férocement les islamo-terroristes qui sévissent chez elle, mais les encourage contre son voisin israélien ; les monarchies du Golfe s’achètent depuis longtemps une police d’assurance en finançant généreusement le terrorisme, en espérant que le crocodile qu’elles nourrissent consentira à ne point les manger ; les ayatollahs au pouvoir à Téhéran ont fait de l’assassinat, à l’intérieur et à l’extérieur, une véritable industrie. La Libye depuis trente ans est l’arsenal du pire terrorisme d’Etat ; le Soudan en fut un temps un centre régional, de même que l’Algérie de la Sécurité militaire.

Les faits sont là, ils sont patents. Les services de renseignement et les juges spécialisés du monde entier le savent. Leurs dossiers sont épais. Faut-il se défendre contre le terrorisme par voie de défense territoriale, par les moyens du droit commun, de la police, de la justice, des services secrets ? C’est précisément ce que l’ensemble du monde occidental a fait pendant trente ans de guerre larvée jusqu’au 12 septembre 2001. Bush a alors agi. Ce faisant, les erreurs n’ont pas manqué. Et alors ? Regardez le Churchill de 1941, et son maigre bilan. Observez le Roosevelt de 1942, et le sien. L’Amérique a mis quarante-cinq ans à mener au succès l’alliance et la coalition qu’elle dirigeait contre l’agresseur soviéto-communiste. La guerre froide ne fut ni rectiligne, ni vêtue de lin blanc, ni de probité candide. Les erreurs obèrent-elles l’entreprise ? L’annulent-elle rétrospectivement dans son principe et dans sa raison ? Ou fallait-il attendre que les Etats et gouvernements arabes, iranien et pakistanais mettent un terme, de plein gré, à un mode de guerre non conventionnelle qu’ils soutenaient, finançaient, souvent organisaient ?

L’enjeu fondamental de l’élection présidentielle américaine du 2 novembre, c’est celui qui oppose «le candidat du 10 septembre», Kerry, cramponné aux béatitudes de l’avant 2001 et qui ne veut pas être en guerre, à Bush, «candidat du 12 septembre» qui, lui, sait l’être. En appeler au multilatéralisme émasculé que représente l’ONU est une faribole : demandez aux Rwandais... ou aux Irakiens. Parler de «droit international» quand la haute bureaucratie de l’ONU et son chef Kofi Annan se sont faits sciemment et non sans vénalité les complices de Saddam Hussein dans le détournement de plus de 10 milliards de dollars du programme «Pétrole contre nourriture», est d’un abominable cynisme. Passer avec les ayatollahs extrémistes (les autres ne comptent pas) des accords que l’Iran s’empresse de violer, mais qui lui permettent de gagner du temps pour créer le fait qu’il veut accomplir — la possession de vecteurs balistiques avec leurs charges nucléaires —, c’est se payer de mots, et préparer à terme de terribles catastrophes.

Il faut un aveuglement à toute épreuve pour croire que c’est Bush qui, en renversant Saddam, a ouvert la boîte de Pandore : elle était depuis fort longtemps béante, et les monstres s’en échappaient sans que les «candidats du 10 septembre» y voient à redire. Une présidence Kerry serait une présidence réactive et non active, foncièrement incapable de faire face à la réalité de l’épreuve. Elle traiterait les attentats au coup par coup en tâchant de traîner les coupables devant la justice. La victoire de Bush sera celle du Roosevelt interventionniste de 1940 contre l’isolationniste antiguerre, le «camp de la paix». Sera-t-elle pour autant annonciatrice d’une rapide victoire dans la guerre contre le terrorisme ? Georges Clemenceau, expert en persévérance, avait prévenu : «La guerre est une série de catastrophes qui produisent la victoire.» Sans aller à cet extrême, la guerre ne peut manquer de hauts et de bas, comme la guerre froide.


* Directeur de recherche à l’Institut Hudson, Washington ; auteur de La Guerre d’après (Albin Michel).