Monday, October 11, 2004

La capitulation de la République

La capitulation de la République
Le Figaro, 11/10/2004.

Si l’on doutait encore du danger d’inclure la Turquie dans l’Union européenne, il faut écouter ce que certains des dirigeants actuels d’Ankara et de leurs représentants disent en privé à leurs interlocuteurs français. On ne prétend pas présenter ici leur discours comme représentatif d’une nation diverse comme le sont toutes les autres. Mais il reflète pour une bonne part la pensée et la stratégie des «islamistes modérés» qui détiennent la majorité dans le pays. Il est également soutenu par les héritiers du kémalisme, dont le nationalisme fait, face au problème de l’adhésion à l’Europe, les alliés objectifs du parti au pouvoir.

Tel qu’il est, direct, voire brutal, ce discours est un élément qui, dans le débat actuel, doit être versé au dossier. Peut-être que, s’il était mieux connu, les conditions institutionnelles et financières opposées par Bruxelles à l’admission de la Turquie avant 2015 seraient jugées moins sévères par les inconditionnels d’un choix politique qui s’annonce comme une capitulation en rase campagne de l’idéal républicain.

Pour permettre de mesurer l’ampleur de l’enjeu, voici, en substance, ce que certains Turcs, parmi les plus éminents, nous disent sans ménagements : Si les négociations échouent, ou si vous dites non au référendum sur l’entrée de notre pays dans l’Europe, c’en sera fini des relations entre nos deux nations. Nous n’en voudrons pas aux Anglais, ni aux Allemands, mais nous en tiendrons rigueur tout particulièrement à vous et nous agirons en conséquence. Vous en paierez le prix dans le domaine des échanges et de l’emploi, dont vous avez le plus grand besoin. Vous constaterez aussi que vous avez plus à craindre des flux migratoires sans nous qu’avec nous. Voyez comment les Portugais et les Espagnols ont cessé de s’expatrier à mesure que leur niveau de vie s’est accru après leur entrée dans l’Union. Vous ne pourrez pas davantage compter sur nous pour calmer le jeu au sein de l’UOIF extrémiste, qui est le groupe dominant de votre Conseil français du culte musulman (CFCM).

Cette dernière menace est claire, et incite à s’interroger : pourquoi une telle vindicte à l’égard de la France ? C’est qu’on touche au point central du débat, qui est l’incompatibilité radicale entre la conception turque et la conception française de la laïcité. Sur ce point comme sur les autres, nos interlocuteurs ne mâchent pas leurs mots. En rejetant la Turquie, expliquent-ils, vous apporterez la démonstration que vous n’êtes pas une nation laïque, mais un pays fondamentalement catholique, animé par des préjugés anti-islamiques. Vos arguments démographiques et économiques, que vous n’opposez ni à l’Allemagne, ni aux candidats d’Europe centrale, cachent mal la priorité que vous donnez à la préoccupation religieuse. La preuve en est que vous êtes seuls à avoir voté, il y a quelques années, un texte de condamnation du génocide des Arméniens, alors que ce prétendu génocide, qui fut en réalité un crime de guerre (sic) n’a jamais pu être démontré (sic).

Les Anglais, les Allemands,
poursuivent nos donneurs de leçons, reconnaissent, comme nous, l’importance du phénomène religieux dans leur société. Cela leur permet de faire face à la réalité de l’existence d’autres religions, et de les contrôler. Pour instaurer la laïcité en Turquie, Atatürk s’est inspiré, il est vrai, du précédent français. Mais il a compris qu’il n’avait pas en face de lui une église sunnite, comparable à l’église catholique, ou même à la hiérarchie chiite, avec laquelle il pourrait négocier. Il a donc choisi de s’écarter de son modèle en plaçant les responsables et les enseignants du culte sunnite sous la tutelle de l’Etat. Cela lui a permis de donner le droit de vote aux femmes bien avant vous, et d’interdire le port du voile non seulement à l’école et dans l’administration, mais également à l’Université.

A la différence du modèle kémaliste,
insistent les éminences d’Ankara, vous vous êtes privés, vous autres Français, des moyens de contrôler les cultes en pratiquant en 1905 une séparation totale qui était en réalité un compromis entre l’Etat et la seule Eglise catholique. Face à l’islam sunnite, vous voici démunis. La faiblesse de votre système vient d’être démontrée par le fait que votre ancien ministre de l’Intérieur, M. Sarkozy, a dû prendre l’initiative de créer le CFCM. Encore un effort, et vous vous apercevrez que votre modèle de laïcité est isolé en Europe, et qu’il vous désarme devant la montée des communautarismes que vous avez vous-même provoquée.

Tel est le discours que nous tiennent les Turcs. Encore un effort en effet et la France redeviendra un espace public confessionnalisé, avec ce que cela implique de passions et de divisions. Sur le chapitre économique, social et démographique, l’argumentaire turc peut faire impression, bien que l’écart entre le haut et le bas de l’échelle soit colossal et que l’effet d’entraînement du bas par le haut soit loin d’être évident : à Chypre, le niveau de vie de la zone turque est le quart de celui de la zone grecque. L’émigration risquerait, dans ces conditions, d’être encouragée par la forte inégalité de la société turque, que l’introduction du droit social européen ne manquerait pas d’aggraver.

Là pourtant n’est pas l’essentiel. Le fossé est culturel, et ce n’est pas un hasard si les immigrés turcs sont, en Europe, ceux qui résistent le plus à l’imprégnation du pays d’accueil. Quelle que soit sa fragilité, l’argumentaire de nos interlocuteurs a le mérite de souligner le problème central, qui est le bouleversement que l’adhésion de la Turquie introduirait à terme dans la culture européenne, et plus particulièrement dans notre vie politique et nos institutions. Le modèle républicain français interdit à César de se mêler des affaires de Dieu pour empêcher Dieu de se mêler des affaires de César. Dans cette logique, l’Etat n’est pas neutre, puisqu’il a le devoir de garantir la neutralité la plus grande possible de l’espace public.

Cette philosophie a, d’ores et déjà, un certain mal à intégrer l’article 10 du projet de traité constitutionnel de l’Union, qui s’inspire d’une autre philosophie, dominante au sein de l’Union, qui est celle de la neutralité de l’Etat, au risque de l’intrusion des cultes dans l’espace public. Cet article reconnaît «la liberté de manifester sa religion en public et en privé». Du moins nos voisins, confrontés à la montée de conflits interreligieux, ont-ils admis la nécessité de tenir la vie politique à l’écart des passions religieuses en se bornant à invoquer, dans le préambule du traité, les «valeurs» des «héritages culturels, religieux et humanistes de l’Europe». Il s’agit là, de leur part, face au défi de l’islam, d’un coup de chapeau à la pertinence du modèle français.

Or, loin de s’inscrire dans ce sens, les islamistes turcs au pouvoir nous invitent à régresser de plusieurs siècles. Et nous aident, du même coup, à saisir le lien entre l’adoption du traité constitutionnel et l’entrée de la Turquie de l’Union. A la conjonction de ces deux facteurs, un infléchissement de l’application de l’article 10 est inéluctable. L’Etat républicain sera de moins en moins en mesure de garantir la neutralité de l’espace public. Au risque de développer, entre le pouvoir politique et le pouvoir religieux, un rapport de forces qui commence déjà à se dessiner et qui pourra à tout instant s’inverser. L’entrée de la Turquie dans l’Europe serait une divine surprise pour les intégristes de toutes confessions et de tous pays qui voient dans la crise actuelle des démocraties libérales une occasion inespérée de prendre leur revanche.

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