Monday, October 25, 2004

Zbigniew Brzezinski: «La formule néoconservatrice est inefficace»

Zbigniew Brzezinski : «La formule néoconservatrice est inefficace»

Ancien conseiller à la sécurité de Jimmy Carter à la Maison-Blanche, de 1977 à 1981, Zbigniew Brzezinski est aujourd’hui expert au Center for Strategic and International Studies (CSIS) à Washington. Grand stratège de politique étrangère, on lui attribue le succès du premier sommet de Camp David. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages, dont Le Grand Echiquier (Bayard) ou Le Vrai Choix: l’Amérique et le reste du monde (Odile Jacob), dans lesquels il présente une vision critique des enjeux mondiaux d’aujourd’hui et du rôle des Etats-Unis et plaide pour un renforcement du partenariat transatlantique. Entretien.

Propos recueillis par Marie-Laure Germon.
Le Figaro, 18/10/2004.


LE FIGARO. — Comment jugez-vous le mandat présidentiel accompli par George W. Bush ?

Zbigniew BRZEZINSKI. — L’Administration Bush n’a pas tenu ses promesses, tant au plan de la politique intérieure qu’étrangère. Au plan intérieur, Bush s’était engagé à élaborer une politique sociale compassionnelle. Au plan diplomatique, il avait promis de renforcer le jeu des alliances avec les puissances étrangères afin d’améliorer la coopération internationale et pour que cette dernière gagne en efficacité. Je ne crois pas que Bush ait rempli aucun de ces deux engagements fondamentaux. Tout au contraire, l’Administration a choisi une politique domestique favorisant les intérêts des plus nantis et s’est fort peu préoccupée du sort des plus démunis. Concernant la politique étrangère, les Etats-Unis ont fait le choix d’une politique dont l’unilatéralisme s’est encore radicalisé après les attentats du 11 Septembre.


Pensez-vous que l’élection du sénateur Kerry à la Maison-Blanche pourrait modifier substantiellement la ligne diplomatique américaine ?

Je suis convaincu que oui. Si George W. Bush est réélu, il se servira de cette nouvelle approbation populaire pour prolonger l’action dans laquelle il a engagé le pays tout entier. Et ce, en portant une attention accrue au Moyen-Orient et à l’Iran. Si, en revanche, Kerry conquiert la Maison-Blanche, il est peu douteux qu’il tiendra davantage compte de l’avis des pays alliés. En particulier de celui de l’Europe — laquelle devrait contribuer à résoudre les crises qui secouent la planète, dont le problème israélo-palestinien.


Vous avez écrit dans Le Grand Echiquier que l’Europe peinait à trouver sa place dans le nouvel ordre mondial...

Il ne fait aucun doute que l’Europe constitue une entité économique et culturelle essentielle au sein du monde contemporain. Cela dit, l’Union est, pour le moment, loin de représenter une force politique, et a fortiori militaire, suffisante. Cette lacune limite considérablement sa marge de manoeuvre tout comme son influence sur la scène internationale et l’empêche de remplir le rôle qui devrait pourtant être le sien.


Le récent élargissement de l’Union à 25 pays peut-il changer la donne ?

Un effort aussi substantiel que fondamental doit être consenti en matière militaire afin que se constitue une Europe de la défense digne de ce nom. Et cet effort repose sur un critère des plus cruciaux et des plus simples : l’argent. Si l’Europe n’est pas prête à investir des sommes conséquentes dans le domaine militaire, il est fort à craindre que cette force dissuasive et défensive ne verra jamais le jour. En l’état actuel des choses, aucun des pays membres de l’Union ne semble hélas prêt à satisfaire à cette exigence financière, clef de voûte d’un accroissement de sa puissance sur la scène internationale.


Vous voulez donc dire que les Etats-Unis sont voués à conserver leur statut hégémonique ?

Le monde entier est confronté à une crise d’une ampleur sans précédent. Cette vaste portion du monde dont les frontières se dessinent du sud de la Russie jusqu’à l’océan Indien et de Suez à Sinkiang est traversée de grandes tensions politiques. Ce territoire décrit une ligne de fracture idéologique l’opposant non seulement aux Etats-Unis mais aussi à la totalité du monde occidental. Et je crois que la réponse la plus adéquate à la crise imposée par cette nouvelle ligne de fracture ne peut qu’émaner des Etats-Unis, en premier lieu, et aussi de l’Europe. En effet, comme le montre la crise irakienne, l’Amérique ne peut régler à elle seule tous les conflits.


Vous accréditez là, la théorie du choc des civilisations de Samuel Huntington...

Je ne l’accrédite pas. Mais je crains que nous ne courrions un grand risque de voir cette sombre prophétie se réaliser. Le seul moyen d’éviter cette issue fatale est d’améliorer la collaboration entre les Etats-Unis et l’Europe. C’est pourquoi je soutiens et répète que les insuffisances de l’Union en matière militaire sont au coeur du dilemme mondial. L’attitude critique de l’UE face à la décision américaine de déclarer la guerre à l’Irak s’avère partiellement justifiée, dans la mesure où preuve est faite que les Etats-unis gèrent mal la crise. Seulement, la seule critique ne saurait constituer une position valable si elle ne s’accompagne pas d’une offre optionnelle. Si l’Europe veut pouvoir influencer réellement les Etats-Unis, elle doit pouvoir et vouloir participer pleinement à la conception et à la mise en place d’un plan effectif de résolution de la crise en Irak.


Pour les néoconservateurs, il faut exporter la démocratie dans le monde pour garantir la paix : qu’en dites-vous ?

L’idéologie des néoconservateurs va bien plus loin ! Ses théoriciens comme ses praticiens n’ont jamais pensé une seconde que la démocratie puisse s’implanter dans un pays tel un deus ex machina. Ils croient à la volonté d’agir, même s’il faut recourir à la force pour parvenir à ses fins. Cette conception complique singulièrement les choses, et l’expérience a démontré, au Proche-Orient, ses limites. La formule néoconservatrice est inefficace.


Vous avez participé aux discussions israélo-palestiniennes-égyptiennes de 1978 : pensez-vous que la paix au Proche-Orient repose sur la puissance et l’arbitrage américains ?

Le mode de résolution de la crise israélo-palestinienne passe nécessairement par les Etats-Unis. Les Israéliens et les Palestiniens ne peuvent, de toute évidence, résoudre le problème à eux seuls, tant l’amertume entre les deux peuples, la souffrance et la haine mutuelle se sont accrues au fil de ces dernières années, atteignant un point de non-retour. Seulement, encore une fois, si les Etats-Unis exposent publiquement les principes de base d’un plan de paix et ses grandes lignes, ils devront associer l’Europe à cet effort. Il est également indispensable que cette dernière accepte d’assumer une partie du coût financier et militaire d’une formule qui sera nécessairement imposée de l’extérieur aux deux peuples. L’inimitié est si grande entre Israéliens et Palestiniens qu’il semble impossible de les voir concevoir entre eux, sans intervention de forces étrangères, un accord de paix ne désavantageant lourdement ni les uns ni les autres.


Vous partagez donc, avec Madeleine Albright, l’idée que les Etats-Unis sont une «nation nécessaire» ?

Est-il possible d’envisager une sécurité planétaire dans laquelle les Etats-Unis ne joueraient pas un rôle prédominant ? A quels problèmes le nouveau président des Etats-Unis devra-t-il se colleter en priorité ? Le prochain locataire de la Maison-Blanche sera confronté, au niveau national, à un accroissement de la crise budgétaire et, au niveau international, à une intensification des hostilités contre les Etats-Unis.

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