Stéphane Denis.— Que voulons-nous faire de nous ?
Stéphane Denis: Que voulons-nous faire de nous ?
Le Figaro, 19/10/2004.
Un des principaux arguments des partisans de l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne est que cette grande nation, si on la vexe, n’aimera pas ça. C’est probable. Le premier ministre turc roule d’ailleurs des yeux menaçants dès qu’on a le malheur de lui adresser la parole. On sent toute une série de conséquences impossibles à juguler et, jusqu’au 17 décembre, nous allons raser les murs en nous demandant à quoi l’idée même d’un refus va nous exposer. Il ne s’agit bien entendu que d’une idée, et les froncements de sourcils de M. Erdogan ont l’air de pure tactique : il semble bien sûr de son fait.
Cependant le problème s’est déplacé. Ce n’est pas seulement les Turcs. C’est nous. La vérité est qu’il est tout à fait possible que ce monde soit meilleur un jour, et plus prospère, et en plus en sécurité, en associant les peuples les uns aux autres, en mêlant les civilisations et en se disant chez soi partout. Mais il n’est pas certain que nous ayons envie d’y vivre.
En choisissant de nous associer à nos voisins, nous pensions que nous ne leur ferions plus la guerre. Nous étions proches les uns des autres. La langue nous séparait, mais nous ne croyions pas cet obstacle insurmontable. Cette aventure était un choix délibéré. Bientôt, nous avons envisagé d’aller de l’avant. Nous avons commencé à songer aussi qu’il y aurait un moment où il faudrait s’arrêter. Nous y sommes.
C’est-à-dire que nous sommes à ce moment de notre pensée d’autrefois, à ce moment que nous avions prévu sans nous y appesantir et que nous nous disons qu’il est peut-être déjà trop tard. Cela tombe sur les Turcs. D’une certaine façon ce n’est pas de chance pour eux. Cela aurait pu tomber sur quelqu’un d’autre, un autre peuple, un autre pays. Nous aurions pu, si l’Union soviétique n’avait pas aussi longtemps figé le paysage à l’Est, discuter longtemps de la nécessité d’ouvrir nos frontières en mouvement à ses anciens satellites. Mais l’histoire nous a pris par surprise. Nous avons dit oui sans trop savoir à qui, comme ça et tout de suite, et nous avons découvert ces fiancées qui s’appellent l’Estonie, la Slovaquie, leur grande soeur la Pologne.
Le sentiment que nous allons trop vite, en mélangeant tout, est né autant de ce qui n’est pas une accélération de l’histoire, mais une histoire sans frein, que des caractéristiques de la Turquie. Que la Turquie soit nombreuse, musulmane, excentrée, sont autant de raisons à notre méfiance. Que personne ne sache plus contrôler la machine, la cause de notre prise de conscience. Et de notre refus, car quand nous disons non à la Turquie, nous disons à la fois non à la Turquie et non à la chose que nous avons créée et qui se développe désormais sans nous. Une espèce d’existence autonome de l’Europe, ravie d’elle-même et dont le principe générateur est non pas de croître et embellir (croître en puissance, embellir la vie de chacun) mais de grossir, grossir, grossir.
Entre la sensation d’être grand et l’impression d’être gros il y a une différence. Nous la ressentons profondément. Elle nous met mal à l’aise. Ce n’est pas l’idée que nous allons disparaître dans un trop vaste ensemble. Ni ce qu’on appelle, au petit bonheur des nécessités du jour, de ces évidences gênantes (à propos de l’immigration, etc.) le débat identitaire. C’est la certitude qu’il faut que nous répondions à cette question, non pas : qui sommes-nous ? mais : qu’allons-nous faire de nous ? Un ancien premier ministre, Michel Rocard, s’est demandé si les Français ont les armes intellectuelles pour comprendre l’affaire turque. Je ne sais pas s’ils disposent tous des statistiques les plus récentes sur la production des raisins de Smyrne ou l’économie comparée de l’Anatolie et du Bazar d’Istanbul, je ne crois pas qu’ils soient très familiers des mécanismes compensatoires et du principe de subsidiarité, mais ce que je crois c’est que les Français ont une idée assez nette de ce qu’ils ont réalisé avec leurs voisins en quarante ans. Ils savent très bien les Européens qu’ils sont. Ils savent extrêmement bien ce que c’est que l’Europe. Ils la vivent tous les jours. Il y a des choses qu’ils aiment et des choses qu’ils n’aiment pas, mais si leurs armes ne sont pas toutes intellectuelles, elles sont toutes réelles et ils s’en satisfont, merci. Leur compréhension actuelle de l’Europe n’est pas un refus de l’avenir mais une reconnaissance du présent : par exemple, ils voient très bien ce qui sépare la Turquie de l’Europe, et ne sont pas du tout gênés quand il faut inscrire, au premier rang de ces raisons négatives, la religion.
C’est pour cela que l’argument du club chrétien que M. Erdogan a réutilisé récemment et toujours sur un ton menaçant, me semble un pétard mouillé. Il est parfaitement exact que l’Europe est un club chrétien par son histoire et sa culture. Il y a une unité européenne qui repose sur la race, la couleur de la peau et la continuité géographique, comme il y a une unité africaine ou chinoise ; et sur la religion. Les Français ne sont plus gouvernés par la chrétienté mais ils ne sortent pas d’une nuée, d’un plan, d’un compromis au Conseil des ministres. Notions anciennes et enfouies qui s’accommodent de réalités nouvelles, mais notions que nous devinons vitales ; vitales si nous nous posons toujours cette question : qu’allons-nous faire de nous ? Pour qui faisons-nous l’Europe ? Pour les autres ou pour nous ?
Bien entendu, l’organisation d’une large part du monde en zone indifférenciée dont la richesse et l’activité grignoteront sans arrêt les bornes provisoires et autodéplaçables peut être un objectif en soi. C’est le principe de toute organisation, nous l’avons appris à l’école ; et c’est un objectif qui n’a pas besoin de dirigeants. Il marchera très bien tout seul. C’est le principe de l’Europe pour tous, hypothèse probable et qui, à mon avis, a de grandes chances de réussir. Réussir à triompher de toute espèce de réticence, veux-je dire. En d’autres termes, le monde qui se prépare pour nous non seulement échappe à notre contrôle mais n’a pas besoin de nous — de nous tels que nous n’avons pas besoin de nous définir — tels que nous sommes. Les Turcs, voyez-vous, n’y sont pour rien.
Le Figaro, 19/10/2004.
Un des principaux arguments des partisans de l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne est que cette grande nation, si on la vexe, n’aimera pas ça. C’est probable. Le premier ministre turc roule d’ailleurs des yeux menaçants dès qu’on a le malheur de lui adresser la parole. On sent toute une série de conséquences impossibles à juguler et, jusqu’au 17 décembre, nous allons raser les murs en nous demandant à quoi l’idée même d’un refus va nous exposer. Il ne s’agit bien entendu que d’une idée, et les froncements de sourcils de M. Erdogan ont l’air de pure tactique : il semble bien sûr de son fait.
Cependant le problème s’est déplacé. Ce n’est pas seulement les Turcs. C’est nous. La vérité est qu’il est tout à fait possible que ce monde soit meilleur un jour, et plus prospère, et en plus en sécurité, en associant les peuples les uns aux autres, en mêlant les civilisations et en se disant chez soi partout. Mais il n’est pas certain que nous ayons envie d’y vivre.
En choisissant de nous associer à nos voisins, nous pensions que nous ne leur ferions plus la guerre. Nous étions proches les uns des autres. La langue nous séparait, mais nous ne croyions pas cet obstacle insurmontable. Cette aventure était un choix délibéré. Bientôt, nous avons envisagé d’aller de l’avant. Nous avons commencé à songer aussi qu’il y aurait un moment où il faudrait s’arrêter. Nous y sommes.
C’est-à-dire que nous sommes à ce moment de notre pensée d’autrefois, à ce moment que nous avions prévu sans nous y appesantir et que nous nous disons qu’il est peut-être déjà trop tard. Cela tombe sur les Turcs. D’une certaine façon ce n’est pas de chance pour eux. Cela aurait pu tomber sur quelqu’un d’autre, un autre peuple, un autre pays. Nous aurions pu, si l’Union soviétique n’avait pas aussi longtemps figé le paysage à l’Est, discuter longtemps de la nécessité d’ouvrir nos frontières en mouvement à ses anciens satellites. Mais l’histoire nous a pris par surprise. Nous avons dit oui sans trop savoir à qui, comme ça et tout de suite, et nous avons découvert ces fiancées qui s’appellent l’Estonie, la Slovaquie, leur grande soeur la Pologne.
Le sentiment que nous allons trop vite, en mélangeant tout, est né autant de ce qui n’est pas une accélération de l’histoire, mais une histoire sans frein, que des caractéristiques de la Turquie. Que la Turquie soit nombreuse, musulmane, excentrée, sont autant de raisons à notre méfiance. Que personne ne sache plus contrôler la machine, la cause de notre prise de conscience. Et de notre refus, car quand nous disons non à la Turquie, nous disons à la fois non à la Turquie et non à la chose que nous avons créée et qui se développe désormais sans nous. Une espèce d’existence autonome de l’Europe, ravie d’elle-même et dont le principe générateur est non pas de croître et embellir (croître en puissance, embellir la vie de chacun) mais de grossir, grossir, grossir.
Entre la sensation d’être grand et l’impression d’être gros il y a une différence. Nous la ressentons profondément. Elle nous met mal à l’aise. Ce n’est pas l’idée que nous allons disparaître dans un trop vaste ensemble. Ni ce qu’on appelle, au petit bonheur des nécessités du jour, de ces évidences gênantes (à propos de l’immigration, etc.) le débat identitaire. C’est la certitude qu’il faut que nous répondions à cette question, non pas : qui sommes-nous ? mais : qu’allons-nous faire de nous ? Un ancien premier ministre, Michel Rocard, s’est demandé si les Français ont les armes intellectuelles pour comprendre l’affaire turque. Je ne sais pas s’ils disposent tous des statistiques les plus récentes sur la production des raisins de Smyrne ou l’économie comparée de l’Anatolie et du Bazar d’Istanbul, je ne crois pas qu’ils soient très familiers des mécanismes compensatoires et du principe de subsidiarité, mais ce que je crois c’est que les Français ont une idée assez nette de ce qu’ils ont réalisé avec leurs voisins en quarante ans. Ils savent très bien les Européens qu’ils sont. Ils savent extrêmement bien ce que c’est que l’Europe. Ils la vivent tous les jours. Il y a des choses qu’ils aiment et des choses qu’ils n’aiment pas, mais si leurs armes ne sont pas toutes intellectuelles, elles sont toutes réelles et ils s’en satisfont, merci. Leur compréhension actuelle de l’Europe n’est pas un refus de l’avenir mais une reconnaissance du présent : par exemple, ils voient très bien ce qui sépare la Turquie de l’Europe, et ne sont pas du tout gênés quand il faut inscrire, au premier rang de ces raisons négatives, la religion.
C’est pour cela que l’argument du club chrétien que M. Erdogan a réutilisé récemment et toujours sur un ton menaçant, me semble un pétard mouillé. Il est parfaitement exact que l’Europe est un club chrétien par son histoire et sa culture. Il y a une unité européenne qui repose sur la race, la couleur de la peau et la continuité géographique, comme il y a une unité africaine ou chinoise ; et sur la religion. Les Français ne sont plus gouvernés par la chrétienté mais ils ne sortent pas d’une nuée, d’un plan, d’un compromis au Conseil des ministres. Notions anciennes et enfouies qui s’accommodent de réalités nouvelles, mais notions que nous devinons vitales ; vitales si nous nous posons toujours cette question : qu’allons-nous faire de nous ? Pour qui faisons-nous l’Europe ? Pour les autres ou pour nous ?
Bien entendu, l’organisation d’une large part du monde en zone indifférenciée dont la richesse et l’activité grignoteront sans arrêt les bornes provisoires et autodéplaçables peut être un objectif en soi. C’est le principe de toute organisation, nous l’avons appris à l’école ; et c’est un objectif qui n’a pas besoin de dirigeants. Il marchera très bien tout seul. C’est le principe de l’Europe pour tous, hypothèse probable et qui, à mon avis, a de grandes chances de réussir. Réussir à triompher de toute espèce de réticence, veux-je dire. En d’autres termes, le monde qui se prépare pour nous non seulement échappe à notre contrôle mais n’a pas besoin de nous — de nous tels que nous n’avons pas besoin de nous définir — tels que nous sommes. Les Turcs, voyez-vous, n’y sont pour rien.
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