Tuesday, October 05, 2004

Murawiec.— Bush ou l’obligation d’intervenir

Laurent Murawiec (*): Bush ou l’obligation d’intervenir
Le Figaro, 05/10/2004.

Le président Lincoln mit trois ans avant de trouver les généraux qui voulaient gagner la guerre de Sécession. La guerre qui a été déclarée aux Etats-Unis le 11 septembre 2001 est complexe, elle est engagée dans la durée. C’est une guerre à fronts mouvants et pointillés. Les modèles connus ne nous aident guère à la mener. Mais un mot perspicace de Winston Churchill vient à l’esprit : «Les Américains choisissent toujours la bonne option. Après avoir essayé tout le reste.» C’est que l’Amérique avait été cueillie à froid, encore tout à la langueur hédoniste et vacancière des années Clinton, où l’on sirotait les «dividendes de la paix». La CIA, le FBI, le département d’Etat, le département de la Défense ont montré, avant et après, des lacunes graves, parfois rédhibitoires.

Les Etats-Unis ont dû s’atteler à une redéfinition de leur rôle dans le monde et au changement qui en résulte. Notamment sur l’idée que se font les Américains d’eux-mêmes et de leur pays. Jadis jeune nation «désenchevêtrée» des affaires de l’Europe, comme le lui avait enjoint le président Washington dans son fameux discours d’adieu, plus tard puissance ascendante affirmant sa force parmi les autres puissances, puis sauveur de l’Europe et de l’Asie, les Etats-Unis se muèrent en superpuissance face à une autre, puis, triomphants à l’issue de la guerre froide, en position de puissance suprême sans pareille dans l’histoire.

Si Bush est réélu, son Administration approfondira une nouvelle doctrine stratégique qui va dans le droit fil de la politique américaine de certains grands ancêtres : l’interventionnisme républicain de Theodore Roosevelt et celui du démocrate de Woodrow Wilson, l’un au nom de la puissance, l’autre au nom de la morale et de la démocratie ; la croisade antifasciste de la Seconde Guerre mondiale et l’épopée anticommuniste de Roosevelt qui empêcha Staline et ses successeurs de s’emparer de l’Europe et de l’Asie... La novation attribuée aux «néoconservateurs» n’est qu’une continuité.

S’il faut inventer les moyens et les méthodes de la guerre contre l’islamo-fascisme — nom véritable de la «guerre contre le terrorisme» —, l’histoire des Etats-Unis a noué des fils directeurs. Mais de quelle guerre s’agit-il ? Si le terrorisme qui a frappé Manhattan et Washington le 11 septembre 2001 est l’expression de griefs et doléances plus ou moins légitimes du monde arabo-musulman envers des Occidentaux coupables d’innombrables forfaits et méfaits, Américains tout les premiers ; si pour prévenir le terrorisme il faut satisfaire ces griefs et doléances ; s’il est des circonstances où la recherche délibérée de l’assassinat en masse de civils est justifiée ; si le terrorisme est le fait de groupes volatils sans liens avec des Etats, si tout cela est vrai, George W. Bush a eu tort de renverser le régime des talibans, de pourchasser Ben Laden, de s’attaquer à Saddam Hussein et de peser sur le monde arabo-musulman pour que celui-ci coupe le cordon ombilical qui le relie au terrorisme.

Mais le bilan des Etats de la région en matière de terrorisme est accablant : de l’aveu de ses dirigeants, la Syrie est depuis plus de trente ans un noeud de vipères terroristes et Damas sa capitale les abrite pignon sur rue ; l’Irak de Saddam était le mécène et le havre d’Abu Nidal, d’Abou Abbas et de bien d’autres chefs terroristes, et le trésorier-payeur des familles des assassins palestiniens ; l’Arabie saoudite organise des téléthons sur les chaînes officielles pour financer le terrorisme palestinien, et, on ne l’a pas oublié, elle est financière, logisticienne, propagandiste, organisatrice de terrorisme au nom du wahhabisme : c’est elle qui a mis sur pied l’armée internationale du djihad ; livré aux griffes syriennes le Liban contraint de laisser agir sur son sol le syndicat du crime iranien, connu sous le nom de Hezbollah, Etat souverain dans un Etat libanais dénué de souveraineté ; l’Egypte réprime férocement les islamo-terroristes qui sévissent chez elle, mais les encourage contre son voisin israélien ; les monarchies du Golfe s’achètent depuis longtemps une police d’assurance en finançant généreusement le terrorisme, en espérant que le crocodile qu’elles nourrissent consentira à ne point les manger ; les ayatollahs au pouvoir à Téhéran ont fait de l’assassinat, à l’intérieur et à l’extérieur, une véritable industrie. La Libye depuis trente ans est l’arsenal du pire terrorisme d’Etat ; le Soudan en fut un temps un centre régional, de même que l’Algérie de la Sécurité militaire.

Les faits sont là, ils sont patents. Les services de renseignement et les juges spécialisés du monde entier le savent. Leurs dossiers sont épais. Faut-il se défendre contre le terrorisme par voie de défense territoriale, par les moyens du droit commun, de la police, de la justice, des services secrets ? C’est précisément ce que l’ensemble du monde occidental a fait pendant trente ans de guerre larvée jusqu’au 12 septembre 2001. Bush a alors agi. Ce faisant, les erreurs n’ont pas manqué. Et alors ? Regardez le Churchill de 1941, et son maigre bilan. Observez le Roosevelt de 1942, et le sien. L’Amérique a mis quarante-cinq ans à mener au succès l’alliance et la coalition qu’elle dirigeait contre l’agresseur soviéto-communiste. La guerre froide ne fut ni rectiligne, ni vêtue de lin blanc, ni de probité candide. Les erreurs obèrent-elles l’entreprise ? L’annulent-elle rétrospectivement dans son principe et dans sa raison ? Ou fallait-il attendre que les Etats et gouvernements arabes, iranien et pakistanais mettent un terme, de plein gré, à un mode de guerre non conventionnelle qu’ils soutenaient, finançaient, souvent organisaient ?

L’enjeu fondamental de l’élection présidentielle américaine du 2 novembre, c’est celui qui oppose «le candidat du 10 septembre», Kerry, cramponné aux béatitudes de l’avant 2001 et qui ne veut pas être en guerre, à Bush, «candidat du 12 septembre» qui, lui, sait l’être. En appeler au multilatéralisme émasculé que représente l’ONU est une faribole : demandez aux Rwandais... ou aux Irakiens. Parler de «droit international» quand la haute bureaucratie de l’ONU et son chef Kofi Annan se sont faits sciemment et non sans vénalité les complices de Saddam Hussein dans le détournement de plus de 10 milliards de dollars du programme «Pétrole contre nourriture», est d’un abominable cynisme. Passer avec les ayatollahs extrémistes (les autres ne comptent pas) des accords que l’Iran s’empresse de violer, mais qui lui permettent de gagner du temps pour créer le fait qu’il veut accomplir — la possession de vecteurs balistiques avec leurs charges nucléaires —, c’est se payer de mots, et préparer à terme de terribles catastrophes.

Il faut un aveuglement à toute épreuve pour croire que c’est Bush qui, en renversant Saddam, a ouvert la boîte de Pandore : elle était depuis fort longtemps béante, et les monstres s’en échappaient sans que les «candidats du 10 septembre» y voient à redire. Une présidence Kerry serait une présidence réactive et non active, foncièrement incapable de faire face à la réalité de l’épreuve. Elle traiterait les attentats au coup par coup en tâchant de traîner les coupables devant la justice. La victoire de Bush sera celle du Roosevelt interventionniste de 1940 contre l’isolationniste antiguerre, le «camp de la paix». Sera-t-elle pour autant annonciatrice d’une rapide victoire dans la guerre contre le terrorisme ? Georges Clemenceau, expert en persévérance, avait prévenu : «La guerre est une série de catastrophes qui produisent la victoire.» Sans aller à cet extrême, la guerre ne peut manquer de hauts et de bas, comme la guerre froide.


* Directeur de recherche à l’Institut Hudson, Washington ; auteur de La Guerre d’après (Albin Michel).

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