Friday, November 26, 2004

Giscard d’Estaing.— Turquie : pour le retour à la raison

Valéry Giscard d'Estaing: Turquie : pour le retour à la raison
Le Figaro, 25/11/2004.

L’éventualité de l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne suscite un débat passionné. Les arguments les plus variés sont avancés. En faveur de l’entrée, l’ancienneté des promesses faites, l’affront qu’une réponse négative représenterait pour le monde musulman, les progrès réalisés par la Turquie, le risque d’envenimer le choc des civilisations. Contre l’adhésion, le fait que les cinq sixièmes du territoire de la Turquie, et sa capitale, sont situés hors d’Europe, l’importance de sa population, les conséquences économiques et sociales de l’arrivée du pays le plus pauvre de l’Union, l’existence d’une vaste communauté turcophone hors du territoire turc, et l’étrangeté pour l’Europe de se réveiller avec une frontière commune avec la Syrie, l’Irak et l’Iran.

Bref, beaucoup d’arguments qui divisent l’opinion. En France même, tandis que le président de la République déclare à Berlin le 26 octobre dernier : «Mon voeu le plus cher, c’est que nous arrivions au terme de cette procédure, qui durera dix ou quinze ans, à une possibilité d’adhésion», 64% des Françaises et des Français, consultés par sondage, déclarent s’y opposer.

Peut-on espérer introduire un peu de raison dans ce débat ? La France peut contribuer à cette clarification.

Il faut l’entreprendre sans préjugé et sans passion, et tenter d’atteindre l’essentiel : quelle est la manière la plus juste, la mieux adaptée aux données objectives, d’organiser les rapports entre la Turquie et l’Union européenne dans les décennies à venir ?

Examinons d’abord les deux premiers arguments : les promesses faites à la Turquie, et le refus d’accepter dans l’Union un Etat musulman.

Les engagements pris dans les années 60 se situaient dans un contexte différent. Il s’agissait de l’entrée éventuelle de la Turquie dans le Marché commun, qui avait alors une dimension exclusivement économique. On peut dire que ces engagements ont été tenus, puisque l’Union européenne a signé avec la Turquie, en 1995, un traité d’union douanière qui lui donne accès à ce Marché.

Quant au refus d’envisager l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne pour des motifs religieux, c’est une arrière-pensée que les partisans de l’adhésion turque prêtent à leurs adversaires. Il faut être catégorique sur ce point : la religion majoritaire des Turcs n’est pas l’argument qui peut conduire à accepter ou à rejeter la candidature de la Turquie ! D’ailleurs, il est vraisemblable que l’UE sera conduite à accueillir un Etat de culture musulmane, la Bosnie-Herzégovine, le jour où la paix civile et la maturité démocratique régneront dans l’ancienne Yougoslavie.

Si la référence à la religion n’est pas un argument qu’on puisse opposer à la candidature de la Turquie, elle ne constitue pas, à l’inverse, un argument pour la justifier. L’entrée de la Turquie dans l’Union éviterait-elle à ce pays de glisser vers le fondamentalisme islamique ? On ne sait. L’intensité de la foi religieuse dépendra de facteurs internes, mais aussi de la solidarité avec les pays islamiques voisins, qui peuvent apparaître aux Turcs plus naturelles que le fait de transformer leur législation sur le modèle des lointaines autorités bruxelloises.

Laissons donc de côté cette forêt de points d’interrogation contradictoires.

Le traité d’Union européenne prévoit, dans son article 1-58, que «tout Etat européen qui souhaite devenir membre de l’Union adresse sa demande au Conseil. (...) Le Conseil statue à l’unanimité.» C’est donc un domaine dans lequel chaque Etat membre dispose d’un droit de veto. Cette disposition est reprise dans le projet de Constitution.

La Turquie est-elle un «Etat européen» ? L’Atlas du National Geographic Magazine fait figurer la Turquie dans sa section consacrée à l’Asie. Il est vrai que la Turquie dispose encore d’une petite enclave européenne, mais celle-ci ne représente que 5% de son territoire, et 8% de sa population. Le reste est situé en Asie, sur le plateau d’Anatolie où le fondateur de la Turquie moderne, Kemal Atatürk, a choisi de déplacer la capitale du pays.

La Turquie a une courte frontière avec ses deux voisins européens, la Grèce et la Bulgarie ; une très longue avec les pays du Moyen-Orient qui faisaient partie de l’Empire ottoman, la Syrie et l’Irak ; et enfin une frontière commune avec l’Iran et l’Arménie. Les Turcs disposent d’une langue et d’une culture propres. La langue ne fait pas partie de la grande famille des langues indo-européennes.

La population de la Turquie avoisine, aujourd’hui, les 73 millions d’habitants. Elle est plus peuplée que chacun des Etats d’Europe, à la seule exception de l’Allemagne. Les projections démographiques des Nations unies prévoient que, dans vingt ans, la Turquie serait le premier Etat de l’Union européenne par sa population, qui se situerait au niveau de 89 millions. A la même époque, l’Allemagne, la France et la Grande-Bretagne compteront respectivement 82, 64, et 63 millions d’habitants. Il faut ajouter que la population turque fait partie d’un ensemble turcophone plus vaste, auquel l’unissent des liens de solidarité, et qui s’étend en direction de l’est vers les Etats de l’Asie centrale, tels que le Turkménistan.

Le niveau de vie de la Turquie reste très éloigné de la moyenne européenne. Le revenu par habitant représente la moitié de celui des 10 nouveaux Etats membres, et seulement le cinquième de celui de l’Europe à 15. La structure de son économie, bien qu’en progrès sensible au cours des dernières années, reste éloignée de la «norme» européenne. La production agricole représente encore 14% du PIB, ce qui a conduit le commissaire européen chargé de l’Agriculture à déclarer : «Le coût pour le budget européen de l’entrée de l’agriculture turque serait supérieur, à lui seul, au coût de l’entrée des dix nouveaux membres.»

Le flottement actuel du projet européen, le scepticisme qu’éprouvent à son endroit les citoyens d’Europe — confirmés par l’abstention majoritaire aux élections européennes — s’expliquent par le manque de clarté de ce projet. De quelle Europe s’agit-il ? Les élargissements successifs ont accru le trouble des esprits. Jusqu’où se poursuivra cette fuite en avant d’une Europe non encore organisée, peu efficace dans ses résultats, et qui voit se réduire le soutien démocratique de sa population ?

Les Européens ont besoin de fortifier leur identité. Il ne pourra exister de «patriotisme européen» qu’à partir du moment où les citoyens européens prendront conscience d’appartenir à un même ensemble.

La Convention européenne a cherché à mieux définir les fondements de cet ensemble : les apports culturels de la Grèce et de la Rome antiques, l’héritage religieux qui a imprégné la vie de l’Europe, l’élan créateur de la Renaissance, la philosophie du siècle des Lumières, les apports de la pensée rationnelle et scientifique. Aucun de ces éléments n’a été partagé par la Turquie. Le fait de le constater n’implique pas de jugement péjoratif ! La Turquie a développé en parallèle sa propre histoire et sa propre culture qui appellent le respect. Mais constatons objectivement que les fondements identitaires, si nécessaires aujourd’hui à la cohésion de l’Union européenne, sont différents.

L’adhésion de la Turquie, quelle qu’en soit la date, changerait la nature du projet européen.

Tout d’abord, cette adhésion ne pourrait pas rester isolée.

Déjà la file d’attente se met en place, à l’Est comme à l’Ouest. La crise politique en Ukraine est aussi centrée sur l’éventualité de son adhésion à l’Union européenne. Il est probable que le Maroc sera tenté d’emprunter la voie ouverte par la Turquie. D’où un processus d’élargissement permanent, déstabilisant le fonctionnement du système et lui faisant perdre sa rationalité originelle.

En second lieu, le niveau de la population est une donnée essentielle qui règle le fonctionnement des institutions européennes, Parlement et Conseil des ministres.

Pour le Parlement, le nombre des députés est plafonné à 750, et il est prévu qu’il soit réparti entre les Etats à la proportionnelle de leurs populations, avec un correctif en faveur des plus petits Etats, et un plafond de 96 membres par Etat. Lors de son accession, la Turquie représenterait un peu plus de 15% de la population de l’Union. Elle disposerait donc de 96 membres, à parité avec l’Allemagne. Pour faire de la place à ces nouveaux députés, le nombre des autres représentants et notamment ceux de la Grande-Bretagne, de la France et de l’Italie, devrait être réduit.

Quant au Conseil des ministres, la Constitution prévoit le recours à la double majorité : pour qu’une décision soit adoptée, elle doit recueillir le soutien de 55% des Etats, représentant 65% de la population. Avec ses 15% la Turquie devient un élément central de la prise de décision. Qu’on se souvienne de l’opposition passionnée de l’Espagne et de la Pologne au vote à la double majorité, qui ne déplaçait que quelques points à leur désavantage. L’entrée de la Turquie entraînerait un déplacement de quinze points !

Pour éviter de se trouver dans la situation où le dernier Etat arrivé dans l’Union — et dépourvu de ce fait de l’expérience de son fonctionnement — en deviendrait le premier décideur, il serait nécessaire de réécrire la Constitution et d’instaurer un plafond pour la prise en compte des populations des Etats membres. Rappelons-nous le débat que cette question a déclenché à la Convention : on peut s’interroger sur les chances d’aboutir à une nouvelle rédaction acceptable par tous.

Qu’on me comprenne bien. A l’égard de la Turquie, il ne doit s’agir ni de rejet ni de mépris. C’est tout le contraire.

C’est bien parce qu’elle est devenue une grande nation par sa taille, par sa démographie, qu’elle pose à l’Europe un problème de dimension. Elle pèse déjà, elle pèsera demain, d’un tel poids qu’elle déséquilibrerait l’édifice communautaire encore bien fragile et conçu pour d’autres fins. Les Constitutions ne sont pas des formulaires passe-partout où il suffit d’ajouter le nom du dernier adhérent. Toutes les Constitutions — l’américaine, la française, l’européenne — sont des montages minutieux, résultats de compromis imposés par les nécessités du moment. C’est un fait : la Constitution européenne soumise aujourd’hui à la ratification n’a pas été conçue pour accueillir une puissance de la taille de la Turquie.

Le plus surprenant, quand on ouvre ce dossier, c’est de constater la manière dont la plupart des dirigeants européens se sont laissé acculer dans une impasse simpliste : dire oui à l’ouverture des négociations conduisant à l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne, ou lui claquer la porte au nez. D’où viennent la pauvreté, et la simplification extrême de ce choix ? D’autres savent mieux gérer ces problèmes : les Etats-Unis, le Canada et le Mexique ont entre eux autant, voire davantage, de similitudes que celles qui existent entre l’Europe et la Turquie. Personne n’a l’idée de les fusionner. Ils ont construit patiemment une zone de libre-échange. Ils pratiquent des coopérations bilatérales.

Il est nécessaire pour l’Europe de réintroduire la créativité et l’imagination dans la définition de ses relations avec ses voisins : la Turquie, certes, mais aussi la Russie et le monde méditerranéen. Si la seule solution envisagée est l’entrée dans l’Union ou l’antagonisation de ses partenaires, l’Union européenne est condamnée à glisser vers une organisation régionale des Nations unies, structure de rencontre, de dialogue, et de quelques coopérations spécialisées. Mais, dans ce cas, il ne peut exister ni identité, ni volonté commune, ni rôle à jouer. Le monde évoluera sans l’Europe, ainsi marginalisée.

Les négociations à venir avec la Turquie ne devraient donc pas se focaliser sur l’adhésion, mais explorer la nature des liens que l’Union européenne devrait nouer avec ses grands voisins. Essayons d’être concrets : en matière économique, tout est possible, mais ne peut-être que graduel ; en matière politique, rien d’autre que des coopérations, qui doivent être organisées de manière à satisfaire les parties. L’Union européenne doit se montrer capable de faire sans tarder à la Turquie une proposition élaborée, honorable et précise.

Ce n’est pas un simple hasard qui a conduit la Convention européenne à proposer dans la Constitution l’insertion de l’article 57, qui prévoit la possibilité pour l’UE de négocier des accords de partenariat privilégiés avec ses voisins. Ce texte est le fruit d’une réflexion approfondie sur la manière dont l’Union européenne pourra répondre aux demandes légitimes de ses voisins, à l’Est, au Sud-Est et au Sud, sans défaire sa propre nature.

D’où la conclusion qui s’impose clairement : en décembre prochain, le Conseil européen devrait décider d’ouvrir des négociations visant à établir une zone commune de prospérité économique, et à mettre en place des structures permanentes de coopération politique, constitutives d’un partenariat privilégié entre la Turquie et l’Union européenne.

Telle est, me semble-t-il, l’attitude constructive et réaliste qui permettrait de progresser, en répondant aux attentes de la Turquie, sans mettre en péril la construction fragile de l’UE, qui n’a pas encore maîtrisé les conséquences institutionnelles et budgétaires du dernier élargissement. Et cette proposition devrait, bien entendu, être soutenue activement par la France détentrice, avec ses partenaires, de la sagesse fondatrice, en vue d’une décision qui, rappelons-le, ne pourra être prise qu’à l’unanimité.

Si nous avons beaucoup entendu, ces temps-ci, poser la question «Et la Turquie ?», le moment n’est-il pas venu d’en ajouter une autre : «Et l’Europe ?»

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