Alain Laurent: Les vraies origines du néoconservatisme
Alain Laurent: Les vraies origines du néoconservatisme
Le Figaro, 16/10/2004.
Le récent ouvrage d’Alain Frachon et Daniel Vernet, L’Amérique messianique (Le Seuil), a l’intérêt d’heureusement remettre les choses en place au sujet de l’élémentaire distinction à faire entre les «neo-cons» (ouverts à la modernité et à la sécularisation, pleins adeptes du libre-échange...) et les conservateurs traditionalistes de la «droite morale» (partisans du retour du religieux dans la vie sociale et politique, volontiers protectionnistes et populistes...). Mais, comme bien d’autres livres traitant ces temps-ci trop hâtivement du même thème devenu à la mode, il véhicule et accrédite une grave erreur historique en donnant à penser que le néoconservatisme américain serait apparu seulement et subitement au début des années 1970 (1). Lorsque, effectivement, à ce moment-là, Irving Kristol et Norman Podhoretz commencent à s’imposer et qu’un commentateur de gauche les baptise «neoconservatives», cela fait en réalité déjà une quinzaine d’années que, sans être nommé ni encore reconnu dans son identité et sa cohérence intellectuelles, le courant néoconservateur a pris naissance puis vigoureusement consistance.
Rappeler qui en furent les vrais pères fondateurs et ce qu’étaient leurs intentions originelles permet pourtant de liquider bien des contresens le concernant. Et de mieux mesurer certains enjeux capitaux de la vie politique et idéologique américaine actuelle. Tout commence véritablement quand, en novembre 1955, un certain William Buckley J.-R., frais émoulu de la Yale University fonde National Review, une publication encore existante et bien vivante, autour de laquelle vont vite se retrouver nombre d’intellectuels américains révulsés par l’hégémonie perverse du «liberalism». Certains d’entre ceux-ci sont d’anciens «leftists» (trotskistes ou communistes ayant viré de bord), au premier rang desquels s’affirment James Burnham et Franck Meyer, deux agnostiques qui ne doivent rien à Leo Strauss et deviennent les principaux chroniqueurs de National Review.
Historien de la littérature, Franck Meyer (1909-1972) tient une retentissante rubrique intitulée “Principles and Heresies”, où il pourfend les complaisances pacifistes à l’égard du communisme comme les effets dévastateurs de l’étatisme du New Deal sur la liberté individuelle. Admirateur de John Stuart Mill, il s’oppose durement à Russell Kirk, auteur en 1953 de The Conservative Mind promu en bible du conservatisme traditionaliste (voici un conflit des plus révélateurs !). Dans son ouvrage le plus remarquable, In Defense of Freedom : a conservative credo (1962), Franck Meyer célèbre les vertus de l’individualisme fondé sur un ordre moral objectif et se présente en «libertarian conservative» — tout un programme.
Quant à James Burnham (1905-1987), c’est un philosophe d’ailleurs quelque peu connu en France grâce à son ami Raymond Aron qui a tôt fait traduire L’Ere des organisateurs (The Managerial Revolution, 1941). Après The Struggle for the World (1947), The Coming Defeat of Communism (1950) et Containment or Liberation (1953) consacrés à la lutte antisoviétique, sa grande oeuvre est Suicide of the West : an essay on the meaning and destiny of liberalism, publié en 1964. En parfait accord avec Buckley et Meyer, il y désigne en dangers publics numéro un de l’Occident les «liberals» — lesquels, dans le contexte américain, n’ont rien à voir avec les libéraux classiques européens, comme l’avait à l’époque déjà signalé Raymond Aron dans L’Opium des intellectuels puis Espoir et peur du siècle. Actif militant de l’anticommunisme, il participe à la création du Committee for Cultural Freedom, le très international Congrès pour la liberté de la culture, célèbre dans les années 1950-1960.
Pour la petite histoire qui fait finalement la grande, on retiendra que ce sont Franck Meyer et James Burnham qui, dès les présidentielles de 1964, repèrent et mettent politiquement en selle Ronald Reagan après que celui-ci eut avec talent pris part à la campagne conservatrice de Barry Goldwater. Devenu président seize ans plus tard, Reagan le leur rendra bien. Le 20 mars 1981, il célèbre publiquement le souvenir de Franck Meyer devant la Conservative Political Action Conference en révélant tout ce qu’il lui doit. Et, en 1983, il remet la Médaille de la liberté à James Burnham en le couvrant d’éloges pour son rôle d’éveilleur précoce contre le totalitarisme rouge. Il est symptomatique que ces deux pionniers du néoconservatisme aient enfin tout récemment eu droit chacun a une biographie : Principles and Heresies : Franck Meyer and the shaping of the american conservative movement, par Kevin J. Smant, et James Burnham and the struggle for the world : a life, par Daniel Kelly, l’une et l’autre parues chez ISI Books en 2002.
Mais que s’agissait-il donc pour eux de «conserver» ? Non pas, et c’est en cela qu’ils sont «néos», des traditions passéistes à l’instar des «new conservatives» réactionnaires de type Russell Kirk qui ne jurent que par Burke et même Joseph de Maistre et détestent la société ouverte. Mais l’esprit de la Constitution originelle et l’inspiration de Jefferson, selon eux menacés par un establishment «liberal» autant coupable de pacifisme et de complaisance envers l’URSS que de perversion laxiste ou de social-étatisme (le Welfare State). Franck Meyer et James Burnham seront les tout premiers à critiquer l’«affirmative action» apparue dans les années 60 avec l’administration Johnson puis la contre-culture qui devait plus tard déboucher sur le relativisme multiculturel...
Pour conserver la liberté, il faut par conséquent la défendre. Et elle se défend d’autant mieux qu’on ne se contente pas de contenir ses ennemis extérieurs et qu’on ose entreprendre de les faire reculer pour ensuite les réduire et libérer les peuples asservis. C’est pourquoi ces premiers néoconservateurs rompent avec l’isolationnisme traditionnel des conservateurs. A long terme, la chute du mur de Berlin sera leur oeuvre patiente et obstinée.
Morale de l’histoire ainsi rétablie en sa vérité : si leurs actuels héritiers (la «troisième génération» des Richard Perle, Paul Wolfowitz, Lawrence Kaplan, William Kristol...) étaient demeurés davantage fidèles à l’inspiration certes ni «messianique» ni encore moins puritaine des pionniers du néoconservatisme, peut-être l’après-guerre en Irak se serait-elle mieux passée. Sans être parasitée par la présomption et la religiosité obsessionnelle d’un G. W. Bush finalement bien moins «neo-con» que le lucide John McCain...
(1) Ces auteurs trop pressés méconnaissent tellement certains aspects de leur sujet qu’ils ne se rendent même pas compte que le titre de leur conclusion, «Les idées ont des conséquences», n’est pas autre chose que la reprise de celui d’un des livres-phares de la préhistoire néoconservatrice : Ideas have consequences, de Richard Weaver, paru en 1953 ! Pour qui veut réellement connaître la saga des néoconservateurs américains, rien de tel que lire le désormais classique The conservative intellectual movement in America, de George Nash (ISI Books, réédité en 1998).
Alain Laurent: Philosophe et historien des idées, directeur de la collection «La Bibliothèque classique de la liberté» aux Belles Lettres. Dernier ouvrage paru : La Philosophie libérale (Les Belles Lettres, 2002).
Le Figaro, 16/10/2004.
Le récent ouvrage d’Alain Frachon et Daniel Vernet, L’Amérique messianique (Le Seuil), a l’intérêt d’heureusement remettre les choses en place au sujet de l’élémentaire distinction à faire entre les «neo-cons» (ouverts à la modernité et à la sécularisation, pleins adeptes du libre-échange...) et les conservateurs traditionalistes de la «droite morale» (partisans du retour du religieux dans la vie sociale et politique, volontiers protectionnistes et populistes...). Mais, comme bien d’autres livres traitant ces temps-ci trop hâtivement du même thème devenu à la mode, il véhicule et accrédite une grave erreur historique en donnant à penser que le néoconservatisme américain serait apparu seulement et subitement au début des années 1970 (1). Lorsque, effectivement, à ce moment-là, Irving Kristol et Norman Podhoretz commencent à s’imposer et qu’un commentateur de gauche les baptise «neoconservatives», cela fait en réalité déjà une quinzaine d’années que, sans être nommé ni encore reconnu dans son identité et sa cohérence intellectuelles, le courant néoconservateur a pris naissance puis vigoureusement consistance.
Rappeler qui en furent les vrais pères fondateurs et ce qu’étaient leurs intentions originelles permet pourtant de liquider bien des contresens le concernant. Et de mieux mesurer certains enjeux capitaux de la vie politique et idéologique américaine actuelle. Tout commence véritablement quand, en novembre 1955, un certain William Buckley J.-R., frais émoulu de la Yale University fonde National Review, une publication encore existante et bien vivante, autour de laquelle vont vite se retrouver nombre d’intellectuels américains révulsés par l’hégémonie perverse du «liberalism». Certains d’entre ceux-ci sont d’anciens «leftists» (trotskistes ou communistes ayant viré de bord), au premier rang desquels s’affirment James Burnham et Franck Meyer, deux agnostiques qui ne doivent rien à Leo Strauss et deviennent les principaux chroniqueurs de National Review.
Historien de la littérature, Franck Meyer (1909-1972) tient une retentissante rubrique intitulée “Principles and Heresies”, où il pourfend les complaisances pacifistes à l’égard du communisme comme les effets dévastateurs de l’étatisme du New Deal sur la liberté individuelle. Admirateur de John Stuart Mill, il s’oppose durement à Russell Kirk, auteur en 1953 de The Conservative Mind promu en bible du conservatisme traditionaliste (voici un conflit des plus révélateurs !). Dans son ouvrage le plus remarquable, In Defense of Freedom : a conservative credo (1962), Franck Meyer célèbre les vertus de l’individualisme fondé sur un ordre moral objectif et se présente en «libertarian conservative» — tout un programme.
Quant à James Burnham (1905-1987), c’est un philosophe d’ailleurs quelque peu connu en France grâce à son ami Raymond Aron qui a tôt fait traduire L’Ere des organisateurs (The Managerial Revolution, 1941). Après The Struggle for the World (1947), The Coming Defeat of Communism (1950) et Containment or Liberation (1953) consacrés à la lutte antisoviétique, sa grande oeuvre est Suicide of the West : an essay on the meaning and destiny of liberalism, publié en 1964. En parfait accord avec Buckley et Meyer, il y désigne en dangers publics numéro un de l’Occident les «liberals» — lesquels, dans le contexte américain, n’ont rien à voir avec les libéraux classiques européens, comme l’avait à l’époque déjà signalé Raymond Aron dans L’Opium des intellectuels puis Espoir et peur du siècle. Actif militant de l’anticommunisme, il participe à la création du Committee for Cultural Freedom, le très international Congrès pour la liberté de la culture, célèbre dans les années 1950-1960.
Pour la petite histoire qui fait finalement la grande, on retiendra que ce sont Franck Meyer et James Burnham qui, dès les présidentielles de 1964, repèrent et mettent politiquement en selle Ronald Reagan après que celui-ci eut avec talent pris part à la campagne conservatrice de Barry Goldwater. Devenu président seize ans plus tard, Reagan le leur rendra bien. Le 20 mars 1981, il célèbre publiquement le souvenir de Franck Meyer devant la Conservative Political Action Conference en révélant tout ce qu’il lui doit. Et, en 1983, il remet la Médaille de la liberté à James Burnham en le couvrant d’éloges pour son rôle d’éveilleur précoce contre le totalitarisme rouge. Il est symptomatique que ces deux pionniers du néoconservatisme aient enfin tout récemment eu droit chacun a une biographie : Principles and Heresies : Franck Meyer and the shaping of the american conservative movement, par Kevin J. Smant, et James Burnham and the struggle for the world : a life, par Daniel Kelly, l’une et l’autre parues chez ISI Books en 2002.
Mais que s’agissait-il donc pour eux de «conserver» ? Non pas, et c’est en cela qu’ils sont «néos», des traditions passéistes à l’instar des «new conservatives» réactionnaires de type Russell Kirk qui ne jurent que par Burke et même Joseph de Maistre et détestent la société ouverte. Mais l’esprit de la Constitution originelle et l’inspiration de Jefferson, selon eux menacés par un establishment «liberal» autant coupable de pacifisme et de complaisance envers l’URSS que de perversion laxiste ou de social-étatisme (le Welfare State). Franck Meyer et James Burnham seront les tout premiers à critiquer l’«affirmative action» apparue dans les années 60 avec l’administration Johnson puis la contre-culture qui devait plus tard déboucher sur le relativisme multiculturel...
Pour conserver la liberté, il faut par conséquent la défendre. Et elle se défend d’autant mieux qu’on ne se contente pas de contenir ses ennemis extérieurs et qu’on ose entreprendre de les faire reculer pour ensuite les réduire et libérer les peuples asservis. C’est pourquoi ces premiers néoconservateurs rompent avec l’isolationnisme traditionnel des conservateurs. A long terme, la chute du mur de Berlin sera leur oeuvre patiente et obstinée.
Morale de l’histoire ainsi rétablie en sa vérité : si leurs actuels héritiers (la «troisième génération» des Richard Perle, Paul Wolfowitz, Lawrence Kaplan, William Kristol...) étaient demeurés davantage fidèles à l’inspiration certes ni «messianique» ni encore moins puritaine des pionniers du néoconservatisme, peut-être l’après-guerre en Irak se serait-elle mieux passée. Sans être parasitée par la présomption et la religiosité obsessionnelle d’un G. W. Bush finalement bien moins «neo-con» que le lucide John McCain...
(1) Ces auteurs trop pressés méconnaissent tellement certains aspects de leur sujet qu’ils ne se rendent même pas compte que le titre de leur conclusion, «Les idées ont des conséquences», n’est pas autre chose que la reprise de celui d’un des livres-phares de la préhistoire néoconservatrice : Ideas have consequences, de Richard Weaver, paru en 1953 ! Pour qui veut réellement connaître la saga des néoconservateurs américains, rien de tel que lire le désormais classique The conservative intellectual movement in America, de George Nash (ISI Books, réédité en 1998).
Alain Laurent: Philosophe et historien des idées, directeur de la collection «La Bibliothèque classique de la liberté» aux Belles Lettres. Dernier ouvrage paru : La Philosophie libérale (Les Belles Lettres, 2002).
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