Monday, October 25, 2004

André Glucksmann: «L’antiaméricanisme a une fonction rassurante»

André Glucksmann: «L’antiaméricanisme a une fonction rassurante»

Pourquoi cette haine de l’Amérique ? Pourquoi, plus largement, ce vertige de nombreux intellectuels qui, non contents de faire des Etats-Unis la cause du «désordre mondial», expliquent la rage terroriste jusqu’à lui trouver des excuses ? Trente-cinq ans après son premier livre, Le Discours de la guerre, où il interrogeait la stratégie américaine au Vietnam, André Glucksmann, qui s’est toujours refusé à sataniser Washington, propose, dans un livre événement, Le Discours de la haine (Plon, 18 €, 235 p.), une lecture aiguë du «déséquilibre des terrorismes», cette époque où le «désir de détruire prolifère».

Propos recueillis par Alexis Lacroix.
Le Figaro, 25/10/2004.


LE FIGARO. — Le lecteur du Discours de la haine révèle un intellectuel qui assume sa solidarité, voire sa communauté de destin, avec deux pays fortement critiqués, voire satanisés : les Etats-Unis et Israël...

André GLUCKSMANN. — Plutôt que des repoussoirs, ce sont des épouvantails inspirés par des haines fondamentales. J’en compte, d’ailleurs, trois : les Juifs, les Américains et les femmes. La haine des femmes est la plus ancienne et la plus constante, avec des retours de flamme d’une actualité consternante. Le premier acte de la révolution islamique (Khomeyni 79) fut de voiler les femmes, toutes les Iraniennes sous peine de mort. Effet mondial, contagieux et prodigieux. Pendant dix ans en Algérie, les islamistes ont tué au nom de ce bout de chiffon, tombeau de la féminité et outil de terreur. Mais la haine de la femme n’appartient pas qu’au monde musulman, elle jalonne notre histoire, voyez Hélène, Pandora et Antigone enterrée vivante sous un voile de pierre. Ces jours-ci, en Iran, une gosse de 13 ans est condamnée à être lapidée pour relations sexuelles illicites, son exécution suspendue ne tient qu’au fil ténu de rares protestations. Le cas est loin d’être unique. Dans toute haine, il y a le risque d’une escalade paroxystique.

Haine de l’autre, haine de soi, haine du monde, volonté de déluge... Les intellectuels ne sont jamais restés insensibles aux sirènes perverses qui chantent l’homicide suicidaire.


Pouvez-vous préciser votre pensée ?

Bien avant le 11 septembre 2001, l’après-68 avait posé aux intellectuels la question brûlante du terrorisme. Baader en Allemagne, Brigades rouges en Italie et les mouvements palestiniens : prises d’otages, avions piratés, assassinat des athlètes israéliens aux Jeux olympiques de Munich (1972)... Les meilleurs amis n’échappèrent pas à la nécessité de trancher, quitte à se séparer, fût-ce provisoirement.


Un mot, justement, sur ce débat des années soixante-dix. Quels en étaient les clivages principaux et les figures marquantes ?

Foucault, moi-même et d’autres, condamnions radicalement tout cela. Certains, par contre, comme Deleuze hésitaient entre le soutien et la complaisance. Jean Genet chanta les louanges du commando Septembre noir qui portait la lutte sur «son véritable terrain» : l’Europe plus encore que le Moyen-0rient... en attendant New York ! Dans son genre, J. Genet fut un prophète. Dans ma famille, où l’on a pratiqué la résistance contre le nazisme, il fut toujours évident que la prise d’otages et l’agression des civils étaient caractéristiques du comportement terroriste des nazis. Baptiser «résistance» la décapitation filmée d’otages est l’indice inquiétant d’une baisse sans précédent du seuil d’intolérance face à la barbarie.


Un an après la publication d’Ouest contre Ouest, avez-vous le sentiment que l’Occident se restructure dans le refus du chantage terroriste ?

Malheureusement, non. Prenez l’affaire des otages, chaque Etat joue cavalier seul et fait un maximum pour ses propres otages, mais la communauté européenne semble aux abonnés absents. C’était pourtant l’occasion de définir précisément le crime imprescriptible du terrorisme : agression délibérée de civils désarmés par des hommes en armes, quels que soient leur accoutrement et leurs alibis idéologiques ou religieux. L’Union européenne rata l’occasion et la manque encore.


Les attaques d’al-Qaida contre les Etats-Unis ont fait entrer la communauté des nations dans une nouvelle ère géostratégique. Pourquoi celle-ci, comme vous l’affirmez, relativise-t-elle l’importance de la dissuasion (deterrence) ?

Jusqu’au 10 septembre 2001, la faculté de faire sauter la planète demeurait propriété privée de quelques supergrands nucléaires, qui se disciplinaient par dissuasion réciproque. Depuis le 11 Septembre, chacun peut préméditer sans trop d’imagination quelque épouvantable carnage. Quand les Twin Towers s’écroulent, comment supposer qu’un Tchernobyl volontaire soit impossible ? D’où la tentation raisonneuse de camoufler l’ampleur de la menace, de se rassurer à bon compte.


C’est à cette tentation que Paul Berman, dans Les Habits neufs de la terreur, attribue le nouvel esprit «munichois»...

Paul Berman est mon ami. Il est très doué, mais attention aux analogies rapides ! Hitler incarnait une menace autrement redoutable que le terrorisme irakien aujourd’hui. Il suffirait que l’ONU, la France, l’Allemagne, etc. apportent leur concours pour, comme en Afghanistan, établir les conditions élémentaires permettant des élections honnêtes. En ce sens, leur défaillance est encore moins justifiée que celle des «Munichois» de 1938. La meilleure façon de dormir tranquille est de se persuader que la victime est le bourreau : d’où l’immense succès chez les Européens de la rhétorique de Michaël Moore, l’auteur de Fahrenheit 9/11. L’Amérique est cause de tout, donc de tout le mal qui sévit sur la planète, voila l’opium qui permet aux peuples d’attribuer magiquement aux «faucons» de Washington l’origine de la catastrophe qui s’est abattue sur les Etats-Unis le 11 septembre. L’antiaméricanisme assume clairement, dans la psyché mondiale, une fonction rassurante. Une fois viré George W. Bush, tout ira pour le mieux dans le meilleur des mondes multipolaires, sage et pacifique comme chacun veut s’en persuader. Bel exercice d’exorcisme.


Cette nouvelle dimension géostratégique est dominée, comme vous l’expliquez dans Le Discours de la haine, par la figure de l’auteur d’attentats suicide...

Nous sommes passés de l’ère de la bombe H à celle des bombes humaines. Le champ de bataille a cessé d’être le terrain concret (et physique) du rapport entre hommes en armes. La cervelle de chacun est devenue cible principale ; la conscience des citoyens, l’opinion publique, est le nouveau terrain d’affrontement où le pire et le meilleur se délibèrent et se décident. Ou bien on cède à la panique, ou bien on lui résiste. La bombe humaine carbure à la haine. Et la haine n’est pas l’effet mécanique d’une cause extérieure — la faim, la misère, l’oppression ou l’humiliation. Tous les opprimés, tous les offensés et les affamés de la terre ne se font pas exploser dans les transports en commun, devant les églises ou les mosquées. La haine est une décision personnelle, on se met en haine comme on se met en colère. La littérature a dévoilé ce type de logique, qu’on aurait tort de réduire à un pur et simple fanatisme religieux. La Médée de Sénèque, qui immole ses enfants et incendie la ville pour se venger de Jason son infidèle mari, illustre l’escalade. Le fou de dieu et le fou sans dieu naviguent de conserve.


À coup sûr, les Etats-Unis n’ont pas créé la furie terroriste. Mais l’Administration américaine sortante a opté pour un «wilsonisme botté» (Hassner) qui exacerbe l’épreuve de force planétaire...

On peut filer la métaphore : préférez-vous combattre le terrorisme par l’innocence des pacifistes aux pieds nus ou par la rhétorique de la diplomatie en escarpins ? On a détourné la formule de Hassner pour y lire la condamnation, qu’il ne partage pas, de tous ceux qui conviennent qu’il faut parfois s’opposer à la violence terroriste par la violence. Violence civilisée, réglée, proportionnée (d’où «wilsonisme»), mais violence quand même (d’où «botté»). La haine de l’Amérique est le plus petit dénominateur commun du fanatisme contemporain. C’est une passion idéologique partagée par les deux tiers des habitants de la planète, on se persuade que l’Amérique «a la rage».


Revenons un instant sur les «néoconservateurs». Un an et demi après la guerre d’Irak, quel jugement portez-vous sur leurs idées ?

Je reste dubitatif devant cette appellation. S’agit-il d’un corps de doctrine ? Un ou deux livres fort différents font un bagage plutôt léger. S’agit-il d’un groupe de pression ? Peut-être mais les lobbies se font et se défont au Pentagone comme ailleurs en un rien de temps. S’agit-il d’un petit Satan inventé par ceux qui vitupèrent Bush ? Probablement aussi. Arrêtons ces diatribes électorales. Constatons plutôt que l’Amérique a tiré les premières conséquences des succès comme des échecs de l’intervention en Irak. Le rapport de la Chambre des représentants américains sur le 11 Septembre et ses suites est remarquable. Il amorce une évolution profonde. Les Américains inscrivent, désormais explicitement, la guerre contre le terrorisme dans la longue durée : 1°) il s’agit d’une lutte pour une ou deux générations, 2°) elle n’est pas seulement policière et militaire, elle met en jeu une «bataille des idées» longue et difficile. Or ce programme est le résultat d’un travail commun aux républicains et aux démocrates. Nous sommes bien loin des prétendues sectes censées manipuler la Maison-Blanche et le Pentagone. On s’en apercevra une fois closes les inévitables outrances des altercations électorales.


Selon la formule d’Irving Kristol, les néoconservateurs sont «des hommes de gauche qui se sont fait casser la gueule par la réalité». En retirant votre confiance à la conscience mondiale, ne suivez-vous pas un itinéraire parallèle ?

S’il suffit de tenir compte du principe de réalité et de modifier sa conduite en fonction des expériences douloureuses et de s’apercevoir enfin que le communisme n’est pas le temps des roses et des hortensias, qu’il n’est pas la voie du paradis, mais celle de l’enfer... Alors je suis depuis des décennies «néoconservateur» sans le savoir. Et pas mal de monde avec moi. Les dissidents de l’Est, tchèques avec Vaclav Havel, Polonais avec Geremek et Michnik, Russes avec Soljenitsyne et Sakharov, tous deux communistes au temps de leur jeunesse folle : la liste est infinie des gueules cassées par l’idéal. Quel que soit cet idéal. Les femmes iraniennes sont revenues très vite du khomeinisme. Autant d’hommes et de femmes qui, dans des situations historiques très diverses, ont dû affronter la réalité en ne comptant que sur leurs propres forces (dans l’indifférence de la prétendue «conscience mondiale» et de la «légitimité internationale» censées être incarnées par l’ONU). Souvenez-vous des Tutsis du Rwanda, victimes du dernier génocide du XXe siècle, accompli dans l’apathie des autorités planétaires.


Dans La Puissance et la faiblesse (1), Robert Kagan, cet intellectuel proche de George W. Bush, explique la mésentente transatlantique par l’opposition entre une Amérique sous le signe de Mars à une Europe sous le signe de Vénus...

Bob Kagan a tort de transposer aux relations internationales une vulgate «new age» de psychothérapie des problèmes matrimoniaux : ce n’est pas d’un manque de virilité que souffre l’Europe. Elle se repaît de la même illusion qui fit florès aux Etats-Unis pendant plus de dix ans, celle de se croire au-delà de l’histoire, de ses combats et de ses débats, par-delà le bien et le mal. Elle se croit invulnérable comme les Etats-Unis à la veille de Ground zero. Elle croit pouvoir mener une existence post-historique, celle d’une île bienheureuse ou d’un camp de vacances permanent. Une bonne partie des Américains cultive encore ce rêve idyllique, qu’une intéressante partie d’Européens, en particulier à l’Est, rejette d’ailleurs, pour deux raisons : le souvenir récent du despotisme totalitaire et l’inquiétude touchant le regain de brutalité du Kremlin. L’Europe occidentale apaisée et protégée par le parapluie nucléaire américain a oublié ce qui fondait sa communauté.


C’est-à-dire ?

Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, elle s’est déclarée antifasciste contre les fantômes du passé, antitotalitaire à l’ombre du rideau de fer et finalement anticoloniale puisque tous les pays de l’Union avaient, non sans douleur, quitté leurs colonies. Mais aujourd’hui ces fondements paraissent tellement lointains... Le fascisme d’un Saddam Hussein n’a pas choqué grand monde et le fascisme islamiste paraît accommodable. Quant à l’autocratie poutinienne et le comportement de son armée colonialiste en Tchétchénie (un quart de la population exterminée en dix ans), ils n’affectent en rien nos chancelleries. Ainsi, le glissement imaginaire vers le meilleur des mondes pacifiques est recodé par de nombreux intellectuels européens en preuve de supériorité morale. L’Europe se fait fort d’imposer au reste du monde son être hors de l’histoire comme une norme idéale.


Comment expliquez-vous la mondialisation de l’antisémitisme ?

Soyons précis. Le droit à une critique politique est imprescriptible, contester les stratégies de Bush et de Sharon fait partie du jeu démocratique. Par contre, crier «Sharon = Hitler» assimile Israël à l’Allemagne nazie. Par contre, parler de «Mur», plutôt que d’une barrière de sécurité, assimile l’enceinte au Mur de Berlin et Israël à la «république» soviétique d’Allemagne de l’Est, Etat fantoche et totalitaire. En oubliant que le mur allemand empêchait les citoyens de sortir, alors qu’en Israël, il s’agit d’interdire aux tueurs d’entrer ! Nazisme, totalitarisme, colonialisme, voila l’Etat d’Israël porteur de tous les péchés du XXe siècle ! Le rapport officiel Rufin vient de conclure comme mon livre que l’antisionisme — déni du droit d’exister de «l’entité sioniste» — est devenu l’alibi commode et poli de l’antisémitisme. Derrière ces termes qui prêtent trop aisément à débat abstrait, reconnaissons, ressurgie des égouts de l’histoire, la haine du Juif.


Sur quels alliés peuvent compter ceux qui, en Europe comme aux Etats-Unis et en Israël, refusent le discours de la haine ?

L’islamisme fait d’abord des victimes parmi les musulmans, les suppliciés des GIA algériens sont des musulmans algériens. Les victimes des talibans étaient des musulmans afghans. Les innocents massacrés dans les attentats d’al-Qaida à Bali et Casablanca idem. Ainsi, les alliés des démocrates occidentaux, souvent négligés, sont les jeunes, les journalistes, les femmes, voire les policiers et les soldats qui résistent sur place. La cécité «huntingtonienne» rejoint celle des diplomates «réalistes» du Quai d’Orsay, indifférents aux fractures de la civilisation musulmane et imbus d’une unité imaginaire du monde arabe.


(1) La Puissance et la faiblesse. Les Etats-Unis et l’Europe dans le nouvel ordre mondial (Plon, 2003).

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