Culpables els ‘neoconservadors’
Alexandre Adler: Les néoconservateurs sont-ils coupables ?
Le Figaro, 29/09/2004.
Dans les controverses nombreuses et fondées qui ont émergé depuis le 11 septembre 2001, deux me semblent fondamentales : l’Amérique a-t-elle délibérément programmé la série de ses interventions au Moyen-Orient ? Al-Qaida est-elle une organisation centralisée dotée de buts stratégiques, ou bien n’est-elle que l’efflorescence d’une violence idéologique et sociale que porterait la crise de l’islam contemporain ?
On peut répondre à ces deux questions fondamentales de manière assez différente : l’extrême gauche politiquement correcte croit à la centralisation politique aux Etats-Unis et à la décentralisation de la violence islamique. Par là, elle accuse la première et exonère la seconde. Une partie de l’opinion — qui se complaît à renvoyer dos à dos fondamentalisme islamique et soi-disant fondamentalisme chrétien aux Etats-Unis — pencherait pour une réponse positive aux deux questions. La crise que nous vivrions serait alors le déclenchement d’un affrontement profondément immoral entre deux violences potentielles également aveugles.
Pour ma part, je donnerai résolument la préférence à une troisième hypothèse, celle qui voit une forte centralisation et un projet politique cohérent dans l’action d’al-Qaida et considère, en revanche, la somme des actions entreprises dans la hâte et l’angoisse par une Amérique blessée en son tréfonds depuis le 11 septembre 2001 comme l’expression d’une réaction plus pragmatique que délibérée.
Ce point de vue n’est pas majoritaire, tant s’en faut dans notre pays, et pour le défendre entièrement nous aurons bien besoin de deux articles. Le présent article, qui s’insère dans une série des pages «Débats et opinions» consacrée aux Etats-Unis, se concentrera donc en totalité sur le problème américain. A ceux qui voient dans l’action de George W. Bush un programme délibéré mis en oeuvre avec une authentique résolution stratégique, on peut répondre par trois sortes d’arguments : la stratégie de la présidence américaine, car il y en avait une dès le départ, a été totalement bouleversée par les événements ; les néoconservateurs n’ont jamais constitué un centre d’initiative et de réflexion autonomes, mais une simple expression idéologique d’une posture qui s’est mise en place largement sous l’impératif d’événements particulièrement violents et tragiques.
De l’élection de George W. Bush à la fin de l’an 2000 à l’attentat du 11 septembre, neuf mois se sont écoulés où la nouvelle équipe républicaine a en réalité beaucoup oeuvré, beaucoup agi, beaucoup pensé. Elle n’a pas planifié alors l’invasion de l’Irak, ni envisagé – ce que lui reproche à juste titre la commission d’enquête du Sénat – l’ampleur du danger incarné par le terrorisme islamiste. Sans multiplier les exemples de détail qui seraient fastidieux pour le lecteur, rappelons que les deux grandes affaires invoquées par George W. Bush étaient alors l’accélération de la mise en place d’un grand marché unique «de l’Alaska à la Terre de Feu», et la dénonciation du traité dit «ABM» qui liait encore les Etats-Unis à la Russie et les contraignait à limiter considérablement leurs efforts en vue de créer un bouclier spatial antimissiles.
Par ailleurs, Condoleezza Rice avait exprimé, peu avant l’élection de son patron, l’idée d’un désengagement complet des Etats-Unis des Balkans où, selon elle, l’Europe devait à présent être assez grande pour se débrouiller toute seule. Si la question irakienne était débattue, on ne voit pas trace d’un plan complet d’invasion de l’Irak. Mieux, Colin Powell, en tournée au Moyen-Orient au printemps 2001, pourra évoquer la possibilité de «sanctions intelligentes» contre l’Irak qui semblaient accepter l’idée d’une atténuation de la pression sur Bagdad et non de son intensification. Sans doute le Pentagone était-il d’un avis différent, mais pas totalement : Rumsfeld voulait à l’époque concentrer le maximum de moyens sur le renforcement technologique de la puissance militaire américaine — et, pour lui aussi, une campagne classique de grande envergure au Moyen-Orient était une distraction malvenue. Pas d’offensive concertée dans tout cela, pour créer délibérément une rupture avec l’Europe ou, encore moins, provoquer un enlisement durable dans une région du monde pour laquelle l’Administration éprouvait une méfiance instinctive.
Tout change, évidemment, lorsque le 11 septembre 2001 crée la nécessité de s’intéresser aux problèmes de l’islamisme sur une tout autre échelle et que le succès brillant, et même inespéré, de la campagne afghane de l’automne 2001 persuade à l’excès l’équipe du Pentagone ainsi que le vice-président Cheney de la faisabilité d’une guerre éclair à effectifs réduits en Irak. Pour qui lit en effet l’ouvrage prémonitoire de l’ancien responsable de la CIA pour l’Irak, Jonathan Pollack, il apparaît bien qu’une invasion de la Mésopotamie suppose la participation turque et des effectifs pratiquement doubles de ceux qui ont été alors engagés.
Pourquoi un tel coup de dés a-t-il été entrepris ? La théorie en vogue dans le monde musulman est tout simplement de dire que le gouvernement américain étant tombé sous la coupe d’une bande de juifs fanatiquement dévoués à Israël, le président n’a fait qu’appliquer les instructions de ces maîtres véritables. Trop proche du Protocole des sages de Sion, cette thèse a fini par trouver une sorte de laïcisation atténuée dans la dénonciation d’un groupe idéologique, les néoconservateurs, dont la cohérence de vues et l’aveuglement stratégique seraient à l’origine de la décision d’envahir l’Irak. Et là, comme le grand éditorialiste David Broder le disait plaisamment et injustement de Nixon, ce n’est pas tellement que les auteurs de ce genre de thèses soient antisémites, mais ils aiment bien compter les juifs dans une foule. La litanie des noms évoqués rappelle parfois la même litanie égrenée alors dans les rangs maccarthystes à l’époque des cinéastes d’Hollywood.
Bien entendu, le dernier ouvrage de Frachon et Vernet ne fait pas partie de ce genre de littérature conspirationniste (1). On y décrit l’itinéraire intellectuel et politique des néoconservateurs avec nuance, et parfois sympathie ; on y rappelle que les origines new-yorkaises du groupe en font en réalité un joint-venture judéo-irlandais — on pourrait ajouter : italien, comme l’a bien longtemps été toute la politique de la Big Apple. Bref, cet ouvrage salutaire démystifie le mythe néoconservateur et ne se prête, si on le lit avec l’attention requise, à aucun manichéisme (on regrettera tout de même que les auteurs ne soulignent pas l’antisémitisme virulent du principal contradicteur archéoconservateur des «néos», Pat Buchanan).
Néanmoins, la thèse demeure selon laquelle les idées néoconservatrices auraient engendré l’invasion de l’Irak et toutes les difficultés actuelles de la politique des Etats-Unis. Mon sentiment est qu’il n’en est rien. Tout comme Roosevelt n’était pas spécialement keynésien dans les années trente, George W. Bush n’est pas spécifiquement néoconservateur. Mais, comme dans les années trente, l’Amérique change aujourd’hui de peau et a besoin d’un corpus idéologique, fût-il provisoire, pour habiller au jour le jour les mesures que la situation lui impose.
Les néoconservateurs sont tous des intellectuels dotés d’une grande capacité de synthèses cohérentes, sinon convaincantes : ils ont donc occupé le devant de la scène pour justifier a posteriori des décisions qu’ils n’ont pas prises mais seulement accompagnées. Etant donné que la grande majorité des intellectuels sont aux Etats-Unis, comme en Europe, à gauche, et qu’ils occupent encore largement le terrain médiatique, on comprend parfaitement que des intellectuels, qui ne furent pas moins à gauche à l’origine, aient mobilisé toutes leurs ressources rhétoriques pour faire avancer une cause dont les motivations étaient sensiblement différentes. Une fois n’est pas coutume, l’explication par les néoconservateurs frappe par son idéalisme antimarxiste. Ce serait donc bien les idées qui mèneraient le monde, et non de puissantes forces matérielles.
Au risque de retomber dans des simplifications quasi marxistes, je suggérerais plutôt aux historiens de cette période de considérer la grande asymétrie suivante, qui requiert d’urgence une explication véritable : il existe depuis les années trente un lobby énergétique à base pétrolière dont le point névralgique se situe aujourd’hui au Texas, et qui inspire souvent la politique américaine, notamment en Amérique latine et au Moyen-Orient. Ce lobby a longtemps été le meilleur défenseur à Washington de l’Arabie saoudite en particulier, mais aussi, par elle, du monde arabe en général. Sa main est clairement lisible dans la volonté farouche d’Eisenhower de préserver Nasser des entreprises franco-anglo-israéliennes et, plus tard encore, de Lindon Johnson de tenir soigneusement ses distances d’avec l’Etat d’Israël pendant la crise de 1967.
Pour finir, on retrouve la même structure décisionnelle dans la politique éminemment pétrolière du premier président Bush et de son secrétaire d’Etat James Baker lorsqu’ils imposent à Israël des concessions substantielles au monde arabe au lendemain de la guerre du Koweït. Les adversaires du président sortant soulignant, à juste titre, l’appartenance de George W. Bush, de son vice-président Dick Cheney, et même de sa conseillère de sécurité Condoleezza Rice, au lobby énergétique autrefois prosaoudien, il est très difficile d’expliquer comment, dans ces conditions, des décisions si contraires à la volonté manifeste de tous les courants représentés à Riyad parmi les divers frères et demi-frères de la famille Saoud, ont pu être prises.
La vérité toute simple, c’est que, précisément, ces hommes, qui n’ignorent rien de la gravité de l’évolution du monde saoudien, ont compris bien avant tout le monde que l’Amérique ne pourrait pas éternellement se dérober à une confrontation avec celui-ci. Et que les experts en prolifération aient attendu cette occasion pour adresser en clair — par l’intermédiaire d’un adversaire plus faible et plus isolé, l’Irak — un avertissement solennel au Pakistan qui est le noeud de toutes les opérations d’al-Qaida, tout cela ne fait pas partie de la nébuleuse idéologique des néoconservateurs.
Le grand dessein des Etats-Unis au Moyen-Orient est d’abord et avant tout réactif. Il s’agit d’éviter, avant qu’il ne soit trop tard, la conjonction d’une bombe atomique pakistanaise, qui devient peu à peu saoudienne, et la montée en puissance dans le royaume wahhabite d’une politique très agressive en matière pétrolière et en matière religieuse. Comme dans le théâtre olympique de Vérone, on s’apercevra que les dissertations sympathiques de Richard Perle, les discours ampoulés de Saddam Hussein déclinant et les proclamations hystériques d’Oussama Ben Laden via al-Jezira, ne sont que des trompe-l’oeil d’une scène plus profonde où les acteurs sont beaucoup plus considérables.
(1) L’Amérique messianique; les guerres des néoconservateurs, par Alain Franchon et Daniel Vernet, Seuil, 224 p. , 18 euros.
Le Figaro, 29/09/2004.
Dans les controverses nombreuses et fondées qui ont émergé depuis le 11 septembre 2001, deux me semblent fondamentales : l’Amérique a-t-elle délibérément programmé la série de ses interventions au Moyen-Orient ? Al-Qaida est-elle une organisation centralisée dotée de buts stratégiques, ou bien n’est-elle que l’efflorescence d’une violence idéologique et sociale que porterait la crise de l’islam contemporain ?
On peut répondre à ces deux questions fondamentales de manière assez différente : l’extrême gauche politiquement correcte croit à la centralisation politique aux Etats-Unis et à la décentralisation de la violence islamique. Par là, elle accuse la première et exonère la seconde. Une partie de l’opinion — qui se complaît à renvoyer dos à dos fondamentalisme islamique et soi-disant fondamentalisme chrétien aux Etats-Unis — pencherait pour une réponse positive aux deux questions. La crise que nous vivrions serait alors le déclenchement d’un affrontement profondément immoral entre deux violences potentielles également aveugles.
Pour ma part, je donnerai résolument la préférence à une troisième hypothèse, celle qui voit une forte centralisation et un projet politique cohérent dans l’action d’al-Qaida et considère, en revanche, la somme des actions entreprises dans la hâte et l’angoisse par une Amérique blessée en son tréfonds depuis le 11 septembre 2001 comme l’expression d’une réaction plus pragmatique que délibérée.
Ce point de vue n’est pas majoritaire, tant s’en faut dans notre pays, et pour le défendre entièrement nous aurons bien besoin de deux articles. Le présent article, qui s’insère dans une série des pages «Débats et opinions» consacrée aux Etats-Unis, se concentrera donc en totalité sur le problème américain. A ceux qui voient dans l’action de George W. Bush un programme délibéré mis en oeuvre avec une authentique résolution stratégique, on peut répondre par trois sortes d’arguments : la stratégie de la présidence américaine, car il y en avait une dès le départ, a été totalement bouleversée par les événements ; les néoconservateurs n’ont jamais constitué un centre d’initiative et de réflexion autonomes, mais une simple expression idéologique d’une posture qui s’est mise en place largement sous l’impératif d’événements particulièrement violents et tragiques.
De l’élection de George W. Bush à la fin de l’an 2000 à l’attentat du 11 septembre, neuf mois se sont écoulés où la nouvelle équipe républicaine a en réalité beaucoup oeuvré, beaucoup agi, beaucoup pensé. Elle n’a pas planifié alors l’invasion de l’Irak, ni envisagé – ce que lui reproche à juste titre la commission d’enquête du Sénat – l’ampleur du danger incarné par le terrorisme islamiste. Sans multiplier les exemples de détail qui seraient fastidieux pour le lecteur, rappelons que les deux grandes affaires invoquées par George W. Bush étaient alors l’accélération de la mise en place d’un grand marché unique «de l’Alaska à la Terre de Feu», et la dénonciation du traité dit «ABM» qui liait encore les Etats-Unis à la Russie et les contraignait à limiter considérablement leurs efforts en vue de créer un bouclier spatial antimissiles.
Par ailleurs, Condoleezza Rice avait exprimé, peu avant l’élection de son patron, l’idée d’un désengagement complet des Etats-Unis des Balkans où, selon elle, l’Europe devait à présent être assez grande pour se débrouiller toute seule. Si la question irakienne était débattue, on ne voit pas trace d’un plan complet d’invasion de l’Irak. Mieux, Colin Powell, en tournée au Moyen-Orient au printemps 2001, pourra évoquer la possibilité de «sanctions intelligentes» contre l’Irak qui semblaient accepter l’idée d’une atténuation de la pression sur Bagdad et non de son intensification. Sans doute le Pentagone était-il d’un avis différent, mais pas totalement : Rumsfeld voulait à l’époque concentrer le maximum de moyens sur le renforcement technologique de la puissance militaire américaine — et, pour lui aussi, une campagne classique de grande envergure au Moyen-Orient était une distraction malvenue. Pas d’offensive concertée dans tout cela, pour créer délibérément une rupture avec l’Europe ou, encore moins, provoquer un enlisement durable dans une région du monde pour laquelle l’Administration éprouvait une méfiance instinctive.
Tout change, évidemment, lorsque le 11 septembre 2001 crée la nécessité de s’intéresser aux problèmes de l’islamisme sur une tout autre échelle et que le succès brillant, et même inespéré, de la campagne afghane de l’automne 2001 persuade à l’excès l’équipe du Pentagone ainsi que le vice-président Cheney de la faisabilité d’une guerre éclair à effectifs réduits en Irak. Pour qui lit en effet l’ouvrage prémonitoire de l’ancien responsable de la CIA pour l’Irak, Jonathan Pollack, il apparaît bien qu’une invasion de la Mésopotamie suppose la participation turque et des effectifs pratiquement doubles de ceux qui ont été alors engagés.
Pourquoi un tel coup de dés a-t-il été entrepris ? La théorie en vogue dans le monde musulman est tout simplement de dire que le gouvernement américain étant tombé sous la coupe d’une bande de juifs fanatiquement dévoués à Israël, le président n’a fait qu’appliquer les instructions de ces maîtres véritables. Trop proche du Protocole des sages de Sion, cette thèse a fini par trouver une sorte de laïcisation atténuée dans la dénonciation d’un groupe idéologique, les néoconservateurs, dont la cohérence de vues et l’aveuglement stratégique seraient à l’origine de la décision d’envahir l’Irak. Et là, comme le grand éditorialiste David Broder le disait plaisamment et injustement de Nixon, ce n’est pas tellement que les auteurs de ce genre de thèses soient antisémites, mais ils aiment bien compter les juifs dans une foule. La litanie des noms évoqués rappelle parfois la même litanie égrenée alors dans les rangs maccarthystes à l’époque des cinéastes d’Hollywood.
Bien entendu, le dernier ouvrage de Frachon et Vernet ne fait pas partie de ce genre de littérature conspirationniste (1). On y décrit l’itinéraire intellectuel et politique des néoconservateurs avec nuance, et parfois sympathie ; on y rappelle que les origines new-yorkaises du groupe en font en réalité un joint-venture judéo-irlandais — on pourrait ajouter : italien, comme l’a bien longtemps été toute la politique de la Big Apple. Bref, cet ouvrage salutaire démystifie le mythe néoconservateur et ne se prête, si on le lit avec l’attention requise, à aucun manichéisme (on regrettera tout de même que les auteurs ne soulignent pas l’antisémitisme virulent du principal contradicteur archéoconservateur des «néos», Pat Buchanan).
Néanmoins, la thèse demeure selon laquelle les idées néoconservatrices auraient engendré l’invasion de l’Irak et toutes les difficultés actuelles de la politique des Etats-Unis. Mon sentiment est qu’il n’en est rien. Tout comme Roosevelt n’était pas spécialement keynésien dans les années trente, George W. Bush n’est pas spécifiquement néoconservateur. Mais, comme dans les années trente, l’Amérique change aujourd’hui de peau et a besoin d’un corpus idéologique, fût-il provisoire, pour habiller au jour le jour les mesures que la situation lui impose.
Les néoconservateurs sont tous des intellectuels dotés d’une grande capacité de synthèses cohérentes, sinon convaincantes : ils ont donc occupé le devant de la scène pour justifier a posteriori des décisions qu’ils n’ont pas prises mais seulement accompagnées. Etant donné que la grande majorité des intellectuels sont aux Etats-Unis, comme en Europe, à gauche, et qu’ils occupent encore largement le terrain médiatique, on comprend parfaitement que des intellectuels, qui ne furent pas moins à gauche à l’origine, aient mobilisé toutes leurs ressources rhétoriques pour faire avancer une cause dont les motivations étaient sensiblement différentes. Une fois n’est pas coutume, l’explication par les néoconservateurs frappe par son idéalisme antimarxiste. Ce serait donc bien les idées qui mèneraient le monde, et non de puissantes forces matérielles.
Au risque de retomber dans des simplifications quasi marxistes, je suggérerais plutôt aux historiens de cette période de considérer la grande asymétrie suivante, qui requiert d’urgence une explication véritable : il existe depuis les années trente un lobby énergétique à base pétrolière dont le point névralgique se situe aujourd’hui au Texas, et qui inspire souvent la politique américaine, notamment en Amérique latine et au Moyen-Orient. Ce lobby a longtemps été le meilleur défenseur à Washington de l’Arabie saoudite en particulier, mais aussi, par elle, du monde arabe en général. Sa main est clairement lisible dans la volonté farouche d’Eisenhower de préserver Nasser des entreprises franco-anglo-israéliennes et, plus tard encore, de Lindon Johnson de tenir soigneusement ses distances d’avec l’Etat d’Israël pendant la crise de 1967.
Pour finir, on retrouve la même structure décisionnelle dans la politique éminemment pétrolière du premier président Bush et de son secrétaire d’Etat James Baker lorsqu’ils imposent à Israël des concessions substantielles au monde arabe au lendemain de la guerre du Koweït. Les adversaires du président sortant soulignant, à juste titre, l’appartenance de George W. Bush, de son vice-président Dick Cheney, et même de sa conseillère de sécurité Condoleezza Rice, au lobby énergétique autrefois prosaoudien, il est très difficile d’expliquer comment, dans ces conditions, des décisions si contraires à la volonté manifeste de tous les courants représentés à Riyad parmi les divers frères et demi-frères de la famille Saoud, ont pu être prises.
La vérité toute simple, c’est que, précisément, ces hommes, qui n’ignorent rien de la gravité de l’évolution du monde saoudien, ont compris bien avant tout le monde que l’Amérique ne pourrait pas éternellement se dérober à une confrontation avec celui-ci. Et que les experts en prolifération aient attendu cette occasion pour adresser en clair — par l’intermédiaire d’un adversaire plus faible et plus isolé, l’Irak — un avertissement solennel au Pakistan qui est le noeud de toutes les opérations d’al-Qaida, tout cela ne fait pas partie de la nébuleuse idéologique des néoconservateurs.
Le grand dessein des Etats-Unis au Moyen-Orient est d’abord et avant tout réactif. Il s’agit d’éviter, avant qu’il ne soit trop tard, la conjonction d’une bombe atomique pakistanaise, qui devient peu à peu saoudienne, et la montée en puissance dans le royaume wahhabite d’une politique très agressive en matière pétrolière et en matière religieuse. Comme dans le théâtre olympique de Vérone, on s’apercevra que les dissertations sympathiques de Richard Perle, les discours ampoulés de Saddam Hussein déclinant et les proclamations hystériques d’Oussama Ben Laden via al-Jezira, ne sont que des trompe-l’oeil d’une scène plus profonde où les acteurs sont beaucoup plus considérables.
(1) L’Amérique messianique; les guerres des néoconservateurs, par Alain Franchon et Daniel Vernet, Seuil, 224 p. , 18 euros.
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