Heisbourg.— «Nous renouons avec le tragique»
François Heisbourg : «Nous renouons avec le tragique»
Le Figaro, 13/09/2004.
Propos recueillis par Baudouin Bollaert et Alexis Lacroix
Directeur de la Fondation pour la recherche stratégique (FRS) et président de l’International Institute of Strategic Studies (IISS), François Heisbourg est un des meilleurs spécialistes européens des questions de défense et du terrorisme. Il a publié aux éditions Odile Jacob Hyperterrorisme: la nouvelle guerre, en collaboration et vient de signer la préface à l’édition française du Rapport final de la commission nationale sur les attaques terroristes contre les Etats-Unis, 11 septembre, rapport de la commission d’enquête, Editions des Equateurs (500 p., 23 €).
LE FIGARO. — Trois ans après le 11 septembre, quel bilan peut-on tirer de la lutte antiterroriste ?
François HEISBOURG. — Pour parler comme les Américains, il y a les good news et les bad news. Commençons par les bonnes nouvelles : c’est d’abord l’invasion de l’Afghanistan et la chute des talibans. Elles ont privé al-Qaida d’une base organisationnelle stable et importante pour la préparation de ses opérations. Cela a été aussi une formidable source d’archives pour enrichir les dossiers sur un certain nombre d’attentats — des attentats déjoués avant le 11 septembre, comme celui de Strasbourg qui fait toujours l’objet d’une instruction. Des attentats en préparation comme à Singapour, fin 2001. Il aurait pu être un véritable 11 septembre à l’asiatique. Autre bonne nouvelle : le nombre d’arrestations significatives effectuées dont le rapport de la commission américaine d’enquête sur le 11 septembre fait état. Parmi ces arrestations, celle de Khalid Cheikh Mohammed au Pakistan, un membre élevé dans la hiérarchie d’al-Qaida.
Et les mauvaises nouvelles ?
J’en vois de deux ordres : d’une part, al-Qaida sévit toujours et Ben Laden, jusqu’à plus ample informé, n’a toujours pas été arrêté. Dans la liste de la vingtaine de responsables terroristes que les autorités américaines voulaient capturer d’urgence, seul un sur dix a été arrêté. D’autre part, al-Qaida s’est largement redéployé. Al-Qaida continue de frapper, même si ce n’est pas tout à fait à la même échelle que le 11 septembre 2001. Souvenons-nous de Djerba, Bali, Casablanca, etc. Pire que cela : al-Qaida sait travailler dans la complexité comme l’a démontré l’attentat du 11 mars 2004 à Madrid. Un attentat extraordinairement difficile à monter dans un environnement où la surveillance était forte.
Il n’y aurait donc pas vraiment d’hyperpuissance face à l’hyperterrorisme...
Face à l’hyperterrorisme et à sa capacité de destruction de masse, les Etats-Unis ne sont pas une superpuissance, et c’est une grave erreur de lecture que de le croire. La fin de la guerre froide a certes fait des Etats-Unis la seule superpuissance dans le monde, mais ils ne sont pas devenus pour autant plus puissants. Ils sont devenus moins puissants !
Comment cela ?
Pendant la guerre froide, l’existence de la menace soviétique conférait aux Etats-Unis une influence extraordinaire et les érigeait en animateurs d’un réseau d’alliances permanent avec l’Europe, l’Asie et l’Amérique latine. Il y avait bien quelques élèves turbulents, comme les Français, mais la discipline était respectée et librement consentie.
Vous voulez dire qu’avec la disparition de l’ennemi soviétique, les Etats-Unis peinent à réunir des coalitions autour d’eux ?
À travers l’affaire irakienne, les Etats-Unis se sont isolés et ont suscité de l’animosité. Le gros des moyens militaires américain est aujourd’hui dévoré par la campagne d’Irak, qui a coûté à peu près 150 milliards de dollars en l’espace seulement d’un an et demi. Autant de moins pour l’Afghanistan... Il n’est pas difficile de deviner où se situe la priorité pour George W. Bush.
Pendant la guerre froide, les Etats-Unis ont été isolés sur l’affaire vietnamienne...
La comparaison à laquelle vous m’amenez est très intéressante. Dans l’annuaire stratégique de la fondation, nous expliquons que, lors de la guerre du Vietnam, les Américains ont rapidement pris conscience que la guerre qu’ils menaient n’intéressait pas les Britanniques et suscitait la désapprobation des Français. Aucun Etat européen, malgré les demandes américaines, n’a envoyé de soldats au Vietnam. Mais le Vietnam n’a jamais pris le pas, dans l’esprit des Américains, sur l’enjeu fondamental que constituait le conflit Est-Ouest. Les Américains ont donc décidé qu’il était plus important de maintenir l’unité et l’intégrité de l’Otan pour s’opposer à l’Union soviétique que de casser l’Otan dans le vain espoir de glaner quelques soutiens européens.
La guerre en Irak a-t-elle brisé l’unité du monde occidental dans sa guerre contre le terrorisme ?
Non, je dirais qu’elle a brisé l’unité du monde occidental tout court, sans nuire, en revanche, sur un plan technique et logistique, à la coopération entre les services chargés de lutter contre le terrorisme. Mais ce faisant, les Américains ont dispersé leurs ressources. C’est évidemment pour les pays du Moyen-Orient et pour le Sud asiatique musulman que la guerre d’Irak a les effets les plus néfastes. Dans ces pays, il est devenu très difficile aux Américains d’obtenir la mobilisation des gouvernements en faveur des objectifs de la politique américaine. Les sondages d’opinions réalisés en Indonésie, au Bangladesh, sans parler du Pakistan ne sont guère encourageants. Les Etats-Unis, non contents de s’être isolés, ont en plus fabriqué un nouveau champ de bataille pour al-Qaida et pour les djihadistes en général.
Mais, avant la guerre d’Irak, n’est-ce pas le traumatisme du 11 septembre qui avait déjà creusé un premier fossé transatlantique ?
Au lendemain du 11 septembre, les Etats-Unis ont bénéficié d’un large mouvement de sympathie. C’était l’époque où nous étions «tous américains». Bien que j’aie émis personnellement, dès le départ, des doutes sur la solidité de cette convergence euro-américaine, c’est un fait qu’un mouvement de sympathie pour les Etats-Unis a existé entre les deux rives de l’océan Atlantique, mais aussi dans une bonne partie du monde arabo-musulman. Dans le monde arabe, et pas seulement dans des terres d’élection du wahhabisme, l’année 2002 a marqué un premier recul de la sympathie pour les Etats-Unis, suivie en 2003 et en 2004 par la quasi-disparition de tout sentiment positif à l’égard de l’Amérique.
Comment expliquer cette vague d’antiaméricanisme dans le monde arabe ?
Bien sûr, il y a eu la guerre en Irak et l’attitude unilatéraliste — ou perçue comme telle — des Etats-Unis. Mais d’autres aspects ont contribué à dégrader fortement l’image des Etats-Unis. Il ne faut jamais perdre de vue que l’expérience humaine n’est pas transmissible d’un individu à l’autre. Le 11 septembre s’étant déroulé aux Etats-Unis, de nombreux Européens — notamment dans les franges de la classe politique qui n’exerce pas des responsabilités gouvernementales — ont eu tendance à sous-estimer la vulnérabilité de l’Europe. La même erreur d’appréciation — on l’a vu — se reproduit au sujet de la tragédie de Beslan.
Vous évoquiez d’autres causes...
Oui, l’antiaméricanisme tient aussi à la tendance de nombreux Américains eux-mêmes à tenir le terrorisme international pour une affaire intérieure des Etats-Unis. Al-Qaida considère certes les Etats-Unis comme la «tête du serpent», et comme chacun sait, dans une logique terroriste, il est plus motivant de frapper la «tête du serpent» que d’autres parties de son corps. Il n’en reste pas moins que, pour al-Qaida et les djihadistes, la terre de la mécréance (ou de l’impiété) est une. Parmi les entreprises d’al-Qaida, depuis le 11 septembre 2001, il y a toute une variété de cibles qui sont loin de se limiter aux seuls intérêts américains. Comme disaient les Espagnols après le 11 mars madrilène : «Nous sommes tous dans ce train.»
Que pensez-vous de la thèse américaine selon laquelle al-Qaida, fonctionnant à la manière de l’ancien Komintern, il serait possible de lui attribuer des attentats aussi différents que ceux de Bali, de Djerba, d’Istanbul et, dernièrement, de Beslan et de Jakarta ?
Ces thèses dissimulent l’existence de trois cercles au sein d’al-Qaida dont le mode de fonctionnement n’est évidemment pas celui d’un mouvement de libération nationale ayant vocation à exercer le pouvoir au terme d’une révolution. D’abord, il y a le holding, ou direction générale, très petite et ramassée, très centralisée et hiérarchisée. Deuxième cercle, qui prospère depuis le 11 septembre : les franchisés. Chaque groupe est responsable de sa bottom line et libre d’exercer sa «créativité» dès lors que, respectant la charte fondamentale de l’organisation, il reçoit «un label de qualité» de la direction générale.
Quels sont les avantages de la franchise ?
Ils sont doubles. Le premier est défensif, le deuxième, offensif. La franchise d’al-Qaida permet de diversifier les modes opératoires des attentats. Ces diversifications présentent un net avantage défensif puisqu’elle rend la tâche des services de renseignements plus difficile. Bali, la synagogue de Djerba, les «intérêts israéliens» à Mombasa... Malgré un fil conducteur commun, chacun de ces attentats s’est déroulé selon un modus operandi différent. Un fil conducteur et un empilement de symboles communs reliaient ces attentats — ce que j’appellerais la charte de l’organisation : frapper la terre de la mécréance et tout ce qui contribue au mélange des cultures. Quant à l’avantage offensif de la franchise, c’est de prendre par surprise ses victimes en se manifestant par un attentat spectaculaire et nouveau. Bali et Madrid se ressemblaient par le carnage qu’ils ont occasionné mais étaient, par ailleurs, très différents. Cet élément de surprise est «bon pour le moral» des organisations terroristes.
Quel est le troisième cercle d’al-Qaida ?
Il existe des organisations terroristes et des groupes djihadistes tout aussi fanatiques qu’al-Qaida mais qui ne s’inscrivent pas forcément pour autant dans sa mouvance. De la même manière, vous pouvez avoir des gens proches d’al-Qaida qui opèrent dans une mouvance dont l’objectif n’est pas celui d’al-Qaida.
Est-ce le cas des milices de Bassaïev, responsables du massacre de Beslan ?
La Tchétchénie est au croisement d’un mouvement de libération nationale (dont les aspirations ne sont, en elles-mêmes, pas répréhensibles) et d’un certain nombre d’acteurs qui sont visiblement mus par des préoccupations qui dépassent largement la lutte nationaliste, parce que leur vocabulaire s’inscrit explicitement dans le djihadisme. Il arrive à al-Qaida de dire du bien du combat tchétchène, comme il arrive à des «qaïdistes» de trouver en Tchétchénie des terrains d’entraînement. Donc, la Tchétchénie fait penser à bien des égards à ce qui peut se passer pour le Hamas en terre palestinienne : il ne s’agit pas d’une planification d’actions sur le long terme.
Quelle est votre lecture de la tragédie de Beslan ?
Il va sans dire que je suis consterné par le caractère brouillon et brutalement incompétent des services de sécurité russes. Le b.a.-ba, après une telle prise d’otages, c’est d’installer immédiatement un cordon de sécurité pour empêcher quiconque de sortir sans vérification de son identité. Il n’en reste pas moins que jamais dans l’histoire humaine, des gens n’ont rassemblé plus d’un millier d’enfants dans l’intention de les faire exploser. Le mal absolu doit être reconnu et traité pour ce qu’il est. Il ne faut pas céder à la tentation de la rationalisation à rebours. Il ne faut pas succomber à l’attitude, si répandue, qui consiste à dire : «Ce qui est arrivé est la faute des victimes.»
Qu’est-ce qui distingue le Hamas ou les milices de Bassaïev d’al-Qaida ?
Ce qui distingue fortement al-Qaida du Hamas, par exemple, c’est la réactivité à une actualité politique : notamment lorsqu’un rapprochement s’esquisse entre Israéliens et Palestiniens, sous l’égide d’un émissaire américain... Une des marques de fabrique d’al-Qaida (tous cercles confondus) est, en revanche, de travailler dans la durée. La préparation des attentats contre les ambassades américaines au Kenya et en Tanzanie a duré quatre ans. Jusqu’en 1998, al-Qaida ne fait pas un seul attentat pour son compte. Les «qaïdistes» ont appris du Hezbollah chiite, pendant leurs premières années, comment faire des attentats à la voiture piégée. Le premier attentat réalisé par al-Qaida, c’est Nairobi, en 1998. Quant aux attentats du 11 septembre — baptisés «opération Avion» —, ils ont été planifiés à partir de fin 1998, début 1999. Personne alors ne pouvait prédire qui serait le président des Etats-Unis trois ans après.
Comment al-Qaida a-t-elle opté pour le djihad mondial ?
Il faut remonter à l’année 1989, en Afghanistan. Une discussion stratégique opposa alors Ben Laden à certains de ses compagnons. Il s’agissait de savoir si al-Qaida allait intervenir en appui événementiel à la première intifada ou bien, au contraire, frapper un objectif lointain. C’est, évidemment, la lutte mondiale contre le «mécréant» qui a été choisie. D’où, bien sûr, l’erreur qui aurait consisté à penser qu’une attitude hostile à la guerre d’Irak aurait pu suffire à s’immuniser contre l’hostilité d’al-Qaida. Ce qui compte, ce n’est pas la position de la France dans tel ou tel conflit ou enjeu stratégique, c’est qu’elle fait partie de la terre de la mécréance. Dans les périodes de calme parfois respectées par le Hamas, les Israéliens se sentent parfois raisonnablement rassurés. Le fait qu’al-Qaida laisse parfois s’installer des périodes de calme entre plusieurs actions n’est pas en soi rassurant. Si rien ne se passe pendant les deux années à venir dans la vieille Europe, cela ne voudra pas dire pour autant qu’al-Qaida aura désarmé. Loin de là.
Parce que le mode opératoire des actions terroristes est en train de changer ?
Jusqu’à maintenant, à l’exception des opérations de prise d’otages, le terrorisme a presque intangiblement fonctionné selon la règle des trois unités du théâtre classique : unité de temps, de lieu et d’action. L’attentat de Madrid répond, grosso modo, à la règle des trois unités. Et, malgré sa diversité, l’attentat du 11 septembre, aussi. Depuis qu’al-Qaida existe, cette organisation n’a cessé, jusqu’à aujourd’hui, de respecter la règle des trois unités. Le radiologique et le biologique, surtout s’il s’agit du biologique infectieux, font sortir de la règle des trois unités. L’épidémie de Sras, bien qu’elle fût non intentionnelle, donne une idée de ce que donnerait une attaque biologique infectieuse. On quitterait la règle des trois unités.
Un changement d’univers...
Oui, qui impose une révision drastique et accélérée de nos méthodes techniques, humaines et organisationnelles de prévention et de lutte. Dans le domaine militaire, on doit se préparer à un changement d’univers. Cela fait quelques siècles qu’il existe des budgets de recherche et de développement pour la conception de nouveaux armements. Les armements ne se conçoivent pas de façon spontanée. Il faut qu’un donneur d’ordres spécifie ce qu’il souhaite et donne de l’argent — de préférence au terme d’un processus concurrenciel — à un laboratoire ou à un industriel pour concevoir et développer lesdits armements.
Pour créer des réseaux d’alerte chimique, biologique ou nucléaire, il faut de l’argent. La Commission européenne en est d’ailleurs consciente ; elle n’a pas créé récemment par hasard un programme européen de recherche et de sécurité (Pers) dont la montée en puissance budgétaire ne devrait intervenir que d’ici à 2007. Il faut aussi créer de l’interopérabilité entre les différents services chargés de la recherche sur les moyens de lutter contre le bioterrorisme. Un chantier énorme, dans lequel les Européens ne sont pas du tout désavantagés par rapport aux Américains. Nous devons réfléchir maintenant, notamment en France, à la façon dont nous pouvons faire de l’interministériel de pilotage. Ce n’est donc pas les gouvernements européens qu’il faut mobiliser davantage, mais les relais d’opinion politiques et médiatiques.
Que voulez-vous dire ?
L’opinion publique place en tête de ses priorités la menace terroriste, comme en témoigne également l’esprit de coopération avec lequel la plupart des Européens accueillent les mesures visant à les protéger. Nous renouons avec un élément tragique de l’histoire qui n’est pas gérable comme la guerre froide...
Le Figaro, 13/09/2004.
Propos recueillis par Baudouin Bollaert et Alexis Lacroix
Directeur de la Fondation pour la recherche stratégique (FRS) et président de l’International Institute of Strategic Studies (IISS), François Heisbourg est un des meilleurs spécialistes européens des questions de défense et du terrorisme. Il a publié aux éditions Odile Jacob Hyperterrorisme: la nouvelle guerre, en collaboration et vient de signer la préface à l’édition française du Rapport final de la commission nationale sur les attaques terroristes contre les Etats-Unis, 11 septembre, rapport de la commission d’enquête, Editions des Equateurs (500 p., 23 €).
LE FIGARO. — Trois ans après le 11 septembre, quel bilan peut-on tirer de la lutte antiterroriste ?
François HEISBOURG. — Pour parler comme les Américains, il y a les good news et les bad news. Commençons par les bonnes nouvelles : c’est d’abord l’invasion de l’Afghanistan et la chute des talibans. Elles ont privé al-Qaida d’une base organisationnelle stable et importante pour la préparation de ses opérations. Cela a été aussi une formidable source d’archives pour enrichir les dossiers sur un certain nombre d’attentats — des attentats déjoués avant le 11 septembre, comme celui de Strasbourg qui fait toujours l’objet d’une instruction. Des attentats en préparation comme à Singapour, fin 2001. Il aurait pu être un véritable 11 septembre à l’asiatique. Autre bonne nouvelle : le nombre d’arrestations significatives effectuées dont le rapport de la commission américaine d’enquête sur le 11 septembre fait état. Parmi ces arrestations, celle de Khalid Cheikh Mohammed au Pakistan, un membre élevé dans la hiérarchie d’al-Qaida.
Et les mauvaises nouvelles ?
J’en vois de deux ordres : d’une part, al-Qaida sévit toujours et Ben Laden, jusqu’à plus ample informé, n’a toujours pas été arrêté. Dans la liste de la vingtaine de responsables terroristes que les autorités américaines voulaient capturer d’urgence, seul un sur dix a été arrêté. D’autre part, al-Qaida s’est largement redéployé. Al-Qaida continue de frapper, même si ce n’est pas tout à fait à la même échelle que le 11 septembre 2001. Souvenons-nous de Djerba, Bali, Casablanca, etc. Pire que cela : al-Qaida sait travailler dans la complexité comme l’a démontré l’attentat du 11 mars 2004 à Madrid. Un attentat extraordinairement difficile à monter dans un environnement où la surveillance était forte.
Il n’y aurait donc pas vraiment d’hyperpuissance face à l’hyperterrorisme...
Face à l’hyperterrorisme et à sa capacité de destruction de masse, les Etats-Unis ne sont pas une superpuissance, et c’est une grave erreur de lecture que de le croire. La fin de la guerre froide a certes fait des Etats-Unis la seule superpuissance dans le monde, mais ils ne sont pas devenus pour autant plus puissants. Ils sont devenus moins puissants !
Comment cela ?
Pendant la guerre froide, l’existence de la menace soviétique conférait aux Etats-Unis une influence extraordinaire et les érigeait en animateurs d’un réseau d’alliances permanent avec l’Europe, l’Asie et l’Amérique latine. Il y avait bien quelques élèves turbulents, comme les Français, mais la discipline était respectée et librement consentie.
Vous voulez dire qu’avec la disparition de l’ennemi soviétique, les Etats-Unis peinent à réunir des coalitions autour d’eux ?
À travers l’affaire irakienne, les Etats-Unis se sont isolés et ont suscité de l’animosité. Le gros des moyens militaires américain est aujourd’hui dévoré par la campagne d’Irak, qui a coûté à peu près 150 milliards de dollars en l’espace seulement d’un an et demi. Autant de moins pour l’Afghanistan... Il n’est pas difficile de deviner où se situe la priorité pour George W. Bush.
Pendant la guerre froide, les Etats-Unis ont été isolés sur l’affaire vietnamienne...
La comparaison à laquelle vous m’amenez est très intéressante. Dans l’annuaire stratégique de la fondation, nous expliquons que, lors de la guerre du Vietnam, les Américains ont rapidement pris conscience que la guerre qu’ils menaient n’intéressait pas les Britanniques et suscitait la désapprobation des Français. Aucun Etat européen, malgré les demandes américaines, n’a envoyé de soldats au Vietnam. Mais le Vietnam n’a jamais pris le pas, dans l’esprit des Américains, sur l’enjeu fondamental que constituait le conflit Est-Ouest. Les Américains ont donc décidé qu’il était plus important de maintenir l’unité et l’intégrité de l’Otan pour s’opposer à l’Union soviétique que de casser l’Otan dans le vain espoir de glaner quelques soutiens européens.
La guerre en Irak a-t-elle brisé l’unité du monde occidental dans sa guerre contre le terrorisme ?
Non, je dirais qu’elle a brisé l’unité du monde occidental tout court, sans nuire, en revanche, sur un plan technique et logistique, à la coopération entre les services chargés de lutter contre le terrorisme. Mais ce faisant, les Américains ont dispersé leurs ressources. C’est évidemment pour les pays du Moyen-Orient et pour le Sud asiatique musulman que la guerre d’Irak a les effets les plus néfastes. Dans ces pays, il est devenu très difficile aux Américains d’obtenir la mobilisation des gouvernements en faveur des objectifs de la politique américaine. Les sondages d’opinions réalisés en Indonésie, au Bangladesh, sans parler du Pakistan ne sont guère encourageants. Les Etats-Unis, non contents de s’être isolés, ont en plus fabriqué un nouveau champ de bataille pour al-Qaida et pour les djihadistes en général.
Mais, avant la guerre d’Irak, n’est-ce pas le traumatisme du 11 septembre qui avait déjà creusé un premier fossé transatlantique ?
Au lendemain du 11 septembre, les Etats-Unis ont bénéficié d’un large mouvement de sympathie. C’était l’époque où nous étions «tous américains». Bien que j’aie émis personnellement, dès le départ, des doutes sur la solidité de cette convergence euro-américaine, c’est un fait qu’un mouvement de sympathie pour les Etats-Unis a existé entre les deux rives de l’océan Atlantique, mais aussi dans une bonne partie du monde arabo-musulman. Dans le monde arabe, et pas seulement dans des terres d’élection du wahhabisme, l’année 2002 a marqué un premier recul de la sympathie pour les Etats-Unis, suivie en 2003 et en 2004 par la quasi-disparition de tout sentiment positif à l’égard de l’Amérique.
Comment expliquer cette vague d’antiaméricanisme dans le monde arabe ?
Bien sûr, il y a eu la guerre en Irak et l’attitude unilatéraliste — ou perçue comme telle — des Etats-Unis. Mais d’autres aspects ont contribué à dégrader fortement l’image des Etats-Unis. Il ne faut jamais perdre de vue que l’expérience humaine n’est pas transmissible d’un individu à l’autre. Le 11 septembre s’étant déroulé aux Etats-Unis, de nombreux Européens — notamment dans les franges de la classe politique qui n’exerce pas des responsabilités gouvernementales — ont eu tendance à sous-estimer la vulnérabilité de l’Europe. La même erreur d’appréciation — on l’a vu — se reproduit au sujet de la tragédie de Beslan.
Vous évoquiez d’autres causes...
Oui, l’antiaméricanisme tient aussi à la tendance de nombreux Américains eux-mêmes à tenir le terrorisme international pour une affaire intérieure des Etats-Unis. Al-Qaida considère certes les Etats-Unis comme la «tête du serpent», et comme chacun sait, dans une logique terroriste, il est plus motivant de frapper la «tête du serpent» que d’autres parties de son corps. Il n’en reste pas moins que, pour al-Qaida et les djihadistes, la terre de la mécréance (ou de l’impiété) est une. Parmi les entreprises d’al-Qaida, depuis le 11 septembre 2001, il y a toute une variété de cibles qui sont loin de se limiter aux seuls intérêts américains. Comme disaient les Espagnols après le 11 mars madrilène : «Nous sommes tous dans ce train.»
Que pensez-vous de la thèse américaine selon laquelle al-Qaida, fonctionnant à la manière de l’ancien Komintern, il serait possible de lui attribuer des attentats aussi différents que ceux de Bali, de Djerba, d’Istanbul et, dernièrement, de Beslan et de Jakarta ?
Ces thèses dissimulent l’existence de trois cercles au sein d’al-Qaida dont le mode de fonctionnement n’est évidemment pas celui d’un mouvement de libération nationale ayant vocation à exercer le pouvoir au terme d’une révolution. D’abord, il y a le holding, ou direction générale, très petite et ramassée, très centralisée et hiérarchisée. Deuxième cercle, qui prospère depuis le 11 septembre : les franchisés. Chaque groupe est responsable de sa bottom line et libre d’exercer sa «créativité» dès lors que, respectant la charte fondamentale de l’organisation, il reçoit «un label de qualité» de la direction générale.
Quels sont les avantages de la franchise ?
Ils sont doubles. Le premier est défensif, le deuxième, offensif. La franchise d’al-Qaida permet de diversifier les modes opératoires des attentats. Ces diversifications présentent un net avantage défensif puisqu’elle rend la tâche des services de renseignements plus difficile. Bali, la synagogue de Djerba, les «intérêts israéliens» à Mombasa... Malgré un fil conducteur commun, chacun de ces attentats s’est déroulé selon un modus operandi différent. Un fil conducteur et un empilement de symboles communs reliaient ces attentats — ce que j’appellerais la charte de l’organisation : frapper la terre de la mécréance et tout ce qui contribue au mélange des cultures. Quant à l’avantage offensif de la franchise, c’est de prendre par surprise ses victimes en se manifestant par un attentat spectaculaire et nouveau. Bali et Madrid se ressemblaient par le carnage qu’ils ont occasionné mais étaient, par ailleurs, très différents. Cet élément de surprise est «bon pour le moral» des organisations terroristes.
Quel est le troisième cercle d’al-Qaida ?
Il existe des organisations terroristes et des groupes djihadistes tout aussi fanatiques qu’al-Qaida mais qui ne s’inscrivent pas forcément pour autant dans sa mouvance. De la même manière, vous pouvez avoir des gens proches d’al-Qaida qui opèrent dans une mouvance dont l’objectif n’est pas celui d’al-Qaida.
Est-ce le cas des milices de Bassaïev, responsables du massacre de Beslan ?
La Tchétchénie est au croisement d’un mouvement de libération nationale (dont les aspirations ne sont, en elles-mêmes, pas répréhensibles) et d’un certain nombre d’acteurs qui sont visiblement mus par des préoccupations qui dépassent largement la lutte nationaliste, parce que leur vocabulaire s’inscrit explicitement dans le djihadisme. Il arrive à al-Qaida de dire du bien du combat tchétchène, comme il arrive à des «qaïdistes» de trouver en Tchétchénie des terrains d’entraînement. Donc, la Tchétchénie fait penser à bien des égards à ce qui peut se passer pour le Hamas en terre palestinienne : il ne s’agit pas d’une planification d’actions sur le long terme.
Quelle est votre lecture de la tragédie de Beslan ?
Il va sans dire que je suis consterné par le caractère brouillon et brutalement incompétent des services de sécurité russes. Le b.a.-ba, après une telle prise d’otages, c’est d’installer immédiatement un cordon de sécurité pour empêcher quiconque de sortir sans vérification de son identité. Il n’en reste pas moins que jamais dans l’histoire humaine, des gens n’ont rassemblé plus d’un millier d’enfants dans l’intention de les faire exploser. Le mal absolu doit être reconnu et traité pour ce qu’il est. Il ne faut pas céder à la tentation de la rationalisation à rebours. Il ne faut pas succomber à l’attitude, si répandue, qui consiste à dire : «Ce qui est arrivé est la faute des victimes.»
Qu’est-ce qui distingue le Hamas ou les milices de Bassaïev d’al-Qaida ?
Ce qui distingue fortement al-Qaida du Hamas, par exemple, c’est la réactivité à une actualité politique : notamment lorsqu’un rapprochement s’esquisse entre Israéliens et Palestiniens, sous l’égide d’un émissaire américain... Une des marques de fabrique d’al-Qaida (tous cercles confondus) est, en revanche, de travailler dans la durée. La préparation des attentats contre les ambassades américaines au Kenya et en Tanzanie a duré quatre ans. Jusqu’en 1998, al-Qaida ne fait pas un seul attentat pour son compte. Les «qaïdistes» ont appris du Hezbollah chiite, pendant leurs premières années, comment faire des attentats à la voiture piégée. Le premier attentat réalisé par al-Qaida, c’est Nairobi, en 1998. Quant aux attentats du 11 septembre — baptisés «opération Avion» —, ils ont été planifiés à partir de fin 1998, début 1999. Personne alors ne pouvait prédire qui serait le président des Etats-Unis trois ans après.
Comment al-Qaida a-t-elle opté pour le djihad mondial ?
Il faut remonter à l’année 1989, en Afghanistan. Une discussion stratégique opposa alors Ben Laden à certains de ses compagnons. Il s’agissait de savoir si al-Qaida allait intervenir en appui événementiel à la première intifada ou bien, au contraire, frapper un objectif lointain. C’est, évidemment, la lutte mondiale contre le «mécréant» qui a été choisie. D’où, bien sûr, l’erreur qui aurait consisté à penser qu’une attitude hostile à la guerre d’Irak aurait pu suffire à s’immuniser contre l’hostilité d’al-Qaida. Ce qui compte, ce n’est pas la position de la France dans tel ou tel conflit ou enjeu stratégique, c’est qu’elle fait partie de la terre de la mécréance. Dans les périodes de calme parfois respectées par le Hamas, les Israéliens se sentent parfois raisonnablement rassurés. Le fait qu’al-Qaida laisse parfois s’installer des périodes de calme entre plusieurs actions n’est pas en soi rassurant. Si rien ne se passe pendant les deux années à venir dans la vieille Europe, cela ne voudra pas dire pour autant qu’al-Qaida aura désarmé. Loin de là.
Parce que le mode opératoire des actions terroristes est en train de changer ?
Jusqu’à maintenant, à l’exception des opérations de prise d’otages, le terrorisme a presque intangiblement fonctionné selon la règle des trois unités du théâtre classique : unité de temps, de lieu et d’action. L’attentat de Madrid répond, grosso modo, à la règle des trois unités. Et, malgré sa diversité, l’attentat du 11 septembre, aussi. Depuis qu’al-Qaida existe, cette organisation n’a cessé, jusqu’à aujourd’hui, de respecter la règle des trois unités. Le radiologique et le biologique, surtout s’il s’agit du biologique infectieux, font sortir de la règle des trois unités. L’épidémie de Sras, bien qu’elle fût non intentionnelle, donne une idée de ce que donnerait une attaque biologique infectieuse. On quitterait la règle des trois unités.
Un changement d’univers...
Oui, qui impose une révision drastique et accélérée de nos méthodes techniques, humaines et organisationnelles de prévention et de lutte. Dans le domaine militaire, on doit se préparer à un changement d’univers. Cela fait quelques siècles qu’il existe des budgets de recherche et de développement pour la conception de nouveaux armements. Les armements ne se conçoivent pas de façon spontanée. Il faut qu’un donneur d’ordres spécifie ce qu’il souhaite et donne de l’argent — de préférence au terme d’un processus concurrenciel — à un laboratoire ou à un industriel pour concevoir et développer lesdits armements.
Pour créer des réseaux d’alerte chimique, biologique ou nucléaire, il faut de l’argent. La Commission européenne en est d’ailleurs consciente ; elle n’a pas créé récemment par hasard un programme européen de recherche et de sécurité (Pers) dont la montée en puissance budgétaire ne devrait intervenir que d’ici à 2007. Il faut aussi créer de l’interopérabilité entre les différents services chargés de la recherche sur les moyens de lutter contre le bioterrorisme. Un chantier énorme, dans lequel les Européens ne sont pas du tout désavantagés par rapport aux Américains. Nous devons réfléchir maintenant, notamment en France, à la façon dont nous pouvons faire de l’interministériel de pilotage. Ce n’est donc pas les gouvernements européens qu’il faut mobiliser davantage, mais les relais d’opinion politiques et médiatiques.
Que voulez-vous dire ?
L’opinion publique place en tête de ses priorités la menace terroriste, comme en témoigne également l’esprit de coopération avec lequel la plupart des Européens accueillent les mesures visant à les protéger. Nous renouons avec un élément tragique de l’histoire qui n’est pas gérable comme la guerre froide...
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