Friday, September 17, 2004

Glucksmann.— La route de l’apocalypse passe par Beslan

André Glucksmann: La route de l’apocalypse passe par Beslan.
Le Monde, 15/09/2004.

Ceux qui vivent la fin du monde ne la voient pas, ceux qui la voient ne la vivent pas encore, mais sont condamnés à méditer, fût-ce contre eux-mêmes, au bord du gouffre. Un petit garçon coiffé d’une casquette trop grande pour lui, étoile jaune sur la poitrine, sort les mains en l’air d’un trou dans le ghetto de Varsovie ; une fillette vietnamienne en flammes fuit le napalm qui la cerne ; des virgules lointaines mais trop humaines se jettent des tours de Manhattan. Aujourd’hui, des gosses ensanglantés et hagards, en petite culotte, s’échappent entre deux feux du gymnase de Beslan. Autant de témoins de l’abîme qui vont me poursuivre jusqu’à la tombe. J’ai, depuis dix ans, prévu le pire désastre si la très sale guerre de Tchétchénie devait se poursuivre. Je suis inconsolable des enfants morts de Beslan, effrayé, désarmé, comme tous, en découvrant dans le regard exorbité d’un otage que l’impossible est possible.

Il ne faut pas fuir ces images. Elles sont prophétiques. Le dispositif apocalyptique qui s’enclenche sous nos yeux le 3 septembre est porteur d’avenir. Un avenir abominable. Comme une fusée maléfique à trois étages pointée non seulement sur le Caucase et la Russie, mais sur l’Europe entière.

1.— Beslan est la plus folle prise d’otages de l’histoire. Par la quantité des victimes, mais plus encore par la qualité d’absolue cruauté qu’elle manifeste. Qui accroche ses bombes en guirlandes au-dessus de centaines d’enfants, qui les menace de mort s’ils pleurent, qui les réduit à boire leur pipi, ne recule devant rien. Et surtout pas devant l’enfer. Aujourd’hui une école kidnappée, demain une centrale nucléaire fracassée ? Pourquoi pas, puisque ces terroristes n’ont souci ni de la mort des autres ni de la leur.

Inutile de spéculer sur leurs motifs célestes ou terrestres, il faut les juger à leurs actes : ces assassins d’enfants sont les pires des assassins, des ennemis de l’humanité, une pègre qui goûte la sensation “vive et délicieusement perverse” que donne le sang versé, dit Varlam Chalamov (vingt ans de goulag). Première figure du chaos.

Qui compose le commando de tueurs ? “Les Tchétchènes”, diffusent les autorités russes avant d’en avoir vu un seul. Deux jours plus tard, Sergueï Ivanov, ministre de la défense de Poutine, conteste : “Pas un seul Tchétchène dans le commando.” Peu crédible. “Dix Arabes”, “un Nègre”, “un Coréen”, des “Géorgiens”, des “Tatars”, des “Kazakhs”, annoncent divers officiels, sans plus de preuves.

Aouchev, ancien président d’Ingouchie, viré par Poutine, seule personne à avoir eu le courage d’entrer dans l’école pour parlementer sans mandat avec les preneurs d’otages masqués, perçoit un groupe multiethnique avec des Ingouches, des Ossètes, des Slaves (Russes ? Ukrainiens ?). Bref, ce commando n’est ni spécialement composé par ni représentatif des Tchétchènes. Immédiatement, absolument condamné par le président indépendantiste Maskhadov, qui demande une enquête internationale. Même le criminel Bassaïev, qui a revendiqué d’autres prises d’otages massives, dément toute participation. Poutine accuse “le terrorisme international”, ne prononce pas le mot “Tchétchénie”, réclame une solidarité mondiale, mais refuse toute aide internationale dans l’enquête. L’offre d’Interpol est rejetée. Saura-t-on un jour ? Rideau de fumée opaque. Poutine se paie même le luxe et le cynisme de vanter, côté pile, l’héroïsme de la Tchétchénie devant un parterre d’experts étrangers : “Pas une parcelle de notre terre ne compte autant de héros.”

Parallèlement, le Kremlin, mettant à prix la tête de Maskhadov, ne perd pas l’occasion, côté face, de stigmatiser une population entière. Et voilà un peuple depuis dix ans massacré transformé en peuple massacreur. Des Tchétchènes entre autres, probablement oui, les Tchétchènes, non !

2.— Face à ce commando nihiliste, que rien ni personne ne saurait excuser, justifier, comprendre, et surtout pas moi, il y a l’autre composante du chaos, Poutine et ses “forces de l’ordre” qui ont “libéré” un gymnase bourré d’enfants à coups de fusils-mitrailleurs et de lance-flammes. Pas besoin d’une décision explicite pour lancer l’assaut, il suffit d’exclure d’emblée toute tentative pour fatiguer, diviser, isoler les preneurs d’otages : “La négociation est un aveu de faiblesse”, dit Poutine.

L’étincelle sera due au hasard. Une bombe qui se décroche ? Des parents désespérés qui partent récupérer leurs mômes à la pointe de leurs tromblons ? Les spetnaz armés jusqu’aux dents s’engouffrent dans la brèche en tirant dans le tas. Pareil mépris du “matériel humain” — aujourd’hui les enfants, hier les spectateurs gazés de la Doubrovka — est une constante brutale héritée des tsars et de Staline. Force doit rester au pouvoir.

Lorsqu’en 1999 Poutine envahit la Tchétchénie, il prétend affronter 2 000 terroristes. Il lance ses bombardiers, ses tanks et 100 000 soldats à l’assaut d’un pays grand comme l’Ile-de-France, peuplé à peine d’un million de personnes. Il rase Grozny (400 000 habitants). Si pareil carnage vaut pour la “lutte antiterroriste”, il faut se demander pourquoi les Anglais n’ont pas rasé Belfast, les Espagnols Bilbao et les Français Alger pour retrouver Ali La Pointe et ses comparses.

La sauvagerie du FSB est à l’œuvre à Beslan comme dans la Tchétchénie entière. “Tchékiste une fois, tchékiste toujours”, tel est le credo du maître actuel du Kremlin. La Tchéka, c’est la Gestapo soviétique, l’ancêtre du KGB, père du FSB.

3.— Nous sommes partie prenante de ce désastre. Pas un gouvernement occidental n’a osé interroger le palmarès d’un pompier pyromane qui, en cinq ans de guerre, n’a pas réussi à “buter les terroristes jusque dans les chiottes” en brûlant les maisons, les villes et les villages, mais parvient à étendre le chaos au Caucase. L’Europe et les Etats-Unis lui laissent carte blanche et se disputent son amitié. Effarante démission de l’intelligence.

Rappelons que la question de l’Irak a vu s’affronter “deux visions du monde”. Paris et le “camp de la paix” affirment que le terrorisme est fils de la guerre qu’il faut à tout prix éviter. Washington et ses alliés proclament que l’oppression est cause du terrorisme, la liberté étant mère de la paix : une guerre en son nom peut s’avérer nécessaire. Nul n’ignore que la population tchétchène a perdu un quart ou un cinquième des siens. Pour qui manque d’imagination, disons que la saignée serait en proportion pour la France de 10 à 15 millions d’habitants. La Tchétchénie subit la pire des guerres actuellement menée sur le globe : 40 000 enfants tués, sans images, dans la nuit et le brouillard. L’arbitraire le plus sanglant gouverne à huis clos ce que la journaliste russe Anna Politkovskaïa appelle “un camp de concentration à ciel ouvert”, soit un pays entier mis en coupe réglée, interdit aux caméras, où seuls pénètrent quelques reporters tellement courageux.

Belle occasion pour nos “deux visions du monde” d’accorder leurs violons et d’honorer les principes dont elles se réclament : le calvaire de la Tchétchénie relève des deux critères. Trois siècles d’oppression ont créé la rébellion. La sauvagerie de la dernière guerre favorise le terrorisme. Il est plus qu’urgent de retenir Poutine par la manche en lui expliquant, côté Paris, que sa guerre, côté Washington, que sa terreur engendrent le chaos nihiliste. Mais non ! Perdus, les grands principes ! La politique de l’autruche triomphe, tête dans le sable, les puissants de ce monde ne voient rien venir.

Ont-ils oublié si vite le scénario afghan ? Pendant dix ans l’armée russe, alors “rouge”, a exercé ses talents destructeurs en Afghanistan : territoire dévasté, peuple décimé, structures sociales, mentales et morales décomposées ; dans le chaos s’installent les plus gangsters, les plus fanatiques, d’où les talibans, d’où Ben Laden, d’où Manhattan en flammes.

L’Occident aveugle avait abandonné le commandant Massoud, opposé aux Soviétiques puis aux intégristes. On s’aperçut de l’erreur trop tard. On en fit une icône... une fois mort. En Tchétchénie, il existe un chef indépendantiste modéré ; Aslan Maskhadov a toujours condamné les attentats contre des civils. Dès la première heure de Beslan, il a proclamé son horreur du crime et proposé ses services ; les autorités russes ont préféré l’assaut à sa médiation. Comme Massoud, c’est un bon stratège, il a vaincu la pléthorique armée russe en 1996. Comme Massoud, c’est un héros pour son peuple. Comme Massoud, ce n’est pas un saint, il a commis l’erreur de pactiser un temps, au nom de l’unité nationale contre l’occupant, avec ses extrémistes. Mais, comme Massoud en Afghanistan, il est en Tchétchénie le seul allié de nos démocraties. C’est avec lui, qui fut élu président (67 %) sous contrôle de l’OSCE, qu’il faut négocier une paix antiterroriste. Il a, depuis deux ans, proposé un plan : cessez-le-feu, désarmement des milices indépendantistes, retrait des forces russes, force d’observation internationale et abandon provisoire de la revendication d’indépendance. Sans son aide, pas d’issue. Sinon, versant russe : le choix de l’extermination. Sinon, versant tchétchène : l’extension du nihilisme.

Comment expliquer l’irresponsabilité de nos responsables ? Les gouvernements démocratiques ne sauraient reprendre à leur compte la criminalisation raciste d’une nation entière : tous les Tchétchènes = assassins d’enfants = Ben Laden. Connaissent-ils leur quotidien de douleur, de deuil, de tortures, l’horreur des fagots humains, des camps de filtration, des disparitions, des chasses à l’homme et du commerce des cadavres ? Oui. Ils savent. Sont-ils assez crédules pour donner quitus à Poutine et gober que la paix et la “normalisation” règnent dans le Caucase ? Ignorent-ils qu’un Tchernobyl délibéré n’épargnerait personne ? Je ne peux croire à tant de bêtise chez les princes qui nous représentent. Force est de supposer qu’ils ont confié le soin de notre sécurité à l’apprenti sorcier du Kremlin. Espèrent-ils, sans peut-être se l’avouer, qu’il exterminera les Tchétchènes avant que des survivants ne pactisent avec le diable nihiliste ? Pareil pari sur une guerre sans fin est d’une immoralité remarquable, mais surtout constitue une aberration politique.

Après tant de massacres et à la lumière noire de Beslan, le bilan guerrier de Poutine parle de lui-même : c’est celui d’un boucher chaotique, d’un fabricant d’apocalypse. Il est temps, puisque Maskhadov vit encore, de rappeler Poutine à l’ordre, de l’inviter hautement et publiquement à changer de méthode.

Depuis dix ans, nos dirigeants méprisent les indignations “morales”. Depuis dix ans, ils s’affirment “real-politiciens” : le monde ne s’arrête pas de tourner pour Grozny, évitons de froisser la géante Russie, laissons aux illuminés leur “moraline” d’impuissants. Excusez-moi, mais sans principe éthique il n’y a pas de politique à long terme. Morale et politique ne se dissocient pas comme le croient les Machiavel de sous-préfecture. La “politique” des Airbus et des hydrocarbures, des courbettes, du “je me fous royalement qu’un peuple soit exterminé” mène à Beslan. Ce n’est pas de la politique, c’est de l’aveuglement.

La “belle âme” dont ils se gaussent et que j’assume pour avoir avec quelques rares amis combattu les fascismes noir, rouge et vert, pour avoir soutenu à l’époque de leur persécution Soljenitsyne, Sakharov, Havel, Massoud, les boat people, les assiégés de Dubrovnik et de Sarajevo, les expulsés du Kosovo, les égorgés d’Algérie, tous ces “sans-pouvoirs” sur lesquels les “réalistes” ne misaient pas un clou, ma très pitoyable “belle âme” vous dit : on ne raye pas impunément un peuple de la carte, fût-il dérisoirement petit au regard de nos grandes nations.

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