Monday, September 06, 2004

Marti.— Petroli

Serge Marti: Pourquoi le pétrole est revenu au centre de la géopolitique mondiale
Le Monde, 21/08/2004.

Il n’est pas si lointain le temps où le magazine britannique The Economist, réputé pour la qualité de ses analyses, annonçait le prix prévisible du futur baril de pétrole : 5 dollars. C’était en mars 1999, et le prix de l’or noir qui en valait alors à peine le double ne pouvait que baisser, assurait-on. C’est le contraire qui s’est produit, et dans quelles proportions !

Aujourd’hui, le cours du baril, qui, séance après séance, améliore son record historique à Londres et à New York, s’approche peu à peu des 50 dollars sans que quiconque se hasarde à prédire où et comment pourrait s’arrêter cette envolée. Qualifiée d’”irrationnelle” par l’Agence internationale de l’énergie (AIE), elle a des raisons multiples.

Elles proviennent autant des lois du marché dictées par une demande industrielle croissante que de facteurs non économiques : la guerre d’Irak, bien sûr, et l’insécurité accrue sur les approvisionnements en provenance du Moyen-Orient, qui détient 75 % des réserves mondiales prouvées, le dépeçage politico-financier du géant russe Ioukos, qui assure 20 % des exportations du pays et 2 % de la production mondiale, les aléas liés au brut vénézuélien, qui demeurent en dépit de l’issue récente favorable au président Hugo Chavez à propos du “référendum révocatoire”.

Ces éléments apparemment disparates mais qui ont pour enjeu commun la matière première la plus convoitée au monde, assurant à elle seule 40 % des besoins en énergie de la planète, contribuent à dessiner un nouvel ordre pétrolier à la géographie mouvante, de l’Afrique à la région de la Caspienne, au gré des intérêts de Washington et de Moscou, qui s’affrontent à présent sur des territoires longtemps gelés par la guerre froide. De plus, la perspective de voir se tarir ces gisements d’énergie fossile, après un déclin de la production envisagé dès 2010-2015, renforce la perspective d’un pétrole moins abondant et durablement cher.

Tout cela explique la flambée des prix du brut sur les marchés boursiers et la difficulté à les faire baisser. L’appel à ouvrir davantage les robinets lancé aux membres de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole avant sa prochaine réunion le 15 septembre, comme aux autres producteurs non membres qui assurent le reste des 82 millions de barils pompés chaque jour dans le monde, risque d’avoir peu d’effet à moyen terme. L’OPEP tourne à 96 % de sa capacité et aura du mal à satisfaire les 2 millions de barils/jour supplémentaires qui lui sont réclamés, un chiffre qui correspond à l’accroissement mondial de la demande en pétrole escomptée en 2004, la plus forte augmentation des quinze dernières années.

À l’origine de cette boulimie énergétique figure la Chine, dont les besoins, selon l’AIE, passeront de 5,5 à 11 millions de barils/jour d’ici à 2025 et dont le pétrole provient désormais en grande partie de Russie. L’ “atelier du monde” contribue à lui seul à 40 % de l’accroissement de la demande mondiale, et d’autres pays en développement industriel — les économies émergentes d’Asie et l’Inde notamment — figureront bientôt parmi les gros consommateurs alors que, signe des temps nouveaux, le Royaume-Uni est devenu, en juin, importateur net de pétrole pour la première fois depuis dix ans.

Sur la base de cette demande en progression constante et d’un retour de la croissance mondiale qui a entraîné une hausse de la consommation de brut d’environ 3,5 millions de barils/jour depuis deux ans, ce sont 120 millions de barils/jour qu’il faudra produire en 2025, 50 % de plus qu’aujourd’hui ! Où les trouver ? Potentiellement, l’Irak, qui figure au deuxième rang mondial en termes de réserves avec 15 milliards de tonnes derrière l’Arabie saoudite (36 milliards), joue un rôle-clé dans l’amélioration de l’offre. Mais le climat insurrectionnel sur le terrain oblige à revoir les schémas de production. La même prévention sécuritaire vaut pour l’ensemble du golfe Arabo-Persique. Il faut donc se tourner vers d’autres sources d’approvisionnement.

Les Etats-Unis l’ont bien compris. Tout en surveillant de près des fournisseurs “historiques” parfois indisciplinés, tels que le Venezuela et le Mexique, et après avoir lancé l’idée d’un Grand Moyen-Orient démocratique susceptible de sécuriser une partie de leur approvisionnement énergétique, ils sont décidés à réduire leur dépendance à l’égard des pays et régions par trop instables. C’est là, par exemple, la justification de l’offensive diplomatique et économique lancée par l’administration américaine en direction du golfe de Guinée, d’où elle compte importer, d’ici à 2015, 25 % du pétrole consommé aux Etats-Unis contre 15 % aujourd’hui. Avec pour effet d’encourager le boom pétrolier escompté pour l’Afrique subsaharienne, dont la production de brut devrait passer de 4 millions de barils/jour actuellement à 9 millions en 2030 grâce, notamment, aux efforts de l’Angola, de la Guinée-Equatoriale, du Nigeria et du Tchad.

NOUVEAU SOUFFLE

Mais c’est surtout dans la région de la Caspienne, en proie elle aussi à un essor pétrolier et gazier dont bénéficient surtout l’Azerbaïdjan, le Kazakhstan et le Turkménistan, que le pétrole se trouve replacé au centre de la géographie mondiale. D’après diverses études, ces trois ex-Républiques soviétiques disposeraient d’environ 30 milliards de barils de réserve de pétrole prouvée, soit l’équivalent des gisements de la mer du Nord, rapporte Laurent Ruseckas, du Cambridge Energy Research Associates, dans la revue Sociétal.

La réalisation de l’oléoduc Bakou-Tbilissi-Ceyhan (BTC), destiné à acheminer le pétrole d’Azerbaïdjan vers un port turc de la Méditerranée via la Géorgie, illustre les passes d’armes auxquelles se livrent Américains et Russes dans une région étroitement surveillée par les Iraniens, les Turcs et les Chinois. Parmi tous ces acteurs, la Russie revendique le rôle qu’autorise sa puissance pétrolière, à savoir près de 8 millions de barils/jour, autant que l’Arabie saoudite, mais aussi gazière, ce vaste pays détenant 45 % des réserves mondiales de gaz contre 36 % pour le Moyen-Orient. Ces deux données expliquent la reprise en main par le président Vladimir Poutine de la politique énergétique russe auprès d’oligarques soupçonnés d’avoir bradé les intérêts de la nation. Ou de l’ancien empire.

Parallèlement, explique Catherine Mercier-Suissa, maître de conférences à l’IAE de Lyon-III, face à la volonté de Washington de renforcer sa présence économique et stratégique en Asie centrale et en Géorgie — où elle dispose depuis le 11-Septembre de bases militaires — en favorisant la création d’une organisation régionale indépendante de Moscou, le GUAM, qui regroupe la Géorgie, l’Ukraine, l’Ouzbékistan, l’Azerbaïdjan et la Moldavie, le Kremlin a riposté en redonnant un nouveau souffle à deux structures. L’Organisation du traité de sécurité collective, qui lie quelques-unes des anciennes Républiques d’Asie mineure, est en passe d’être renforcée, de même que l’Organisation pour la coopération de Shanghaï. Celle-ci comprend, outre la Russie, le Kazakhstan, le Kirghizstan, l’Ouzbékistan et le Tadjikistan, un allié de poids : la Chine. Celle-ci est aussi un client de choix pour la Russie, qui envisage la construction d’un gigantesque oléoduc permettant de fournir en abondance du pétrole à partir du lac Baïkal non seulement à l’empire du Milieu, mais aussi aux deux Corées et au Japon. De quoi anticiper de nouvelles guerres de l’or noir.

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