Thursday, November 18, 2004

Lliçó magistral de Havel

Vaclav Havel (*): Ce que le communisme peut encore nous apprendre
Le Figaro, 16/11/2004.

Le XVe anniversaire de la «révolution de velours» du 17 novembre 1989, qui a mis fin à 41 années de dictature communiste en Tchécoslovaquie, est l’occasion de réfléchir sur la morale et le libre arbitre. Nous vivons aujourd’hui dans une société démocratique, mais nombreux sont ceux, en République tchèque et ailleurs, qui ne pensent toujours pas être maîtres de leur destin. Ils ont perdu l’espoir d’influencer véritablement la politique, et encore plus l’évolution de notre civilisation. A l’époque communiste, la plupart des gens pensaient que les efforts individuels pour provoquer des changements ne rimaient à rien. Les dirigeants affirmaient que le système était le fruit des «lois de l’histoire», objectives et incontestables, et quiconque refusait cette logique était puni, par précaution.

Malheureusement, les mentalités qui sous-tendaient les dictatures communistes n’ont pas complètement disparu. Certains politiciens et autres experts soutiennent que le communisme s’est simplement effondré sous son propre poids, là encore suivant les «lois de l’histoire». Une fois de plus, on minimise l’importance de la responsabilité et des actions individuelles. Le communisme, nous dit-on, n’était qu’une impasse du rationalisme occidental, et il suffisait donc d’attendre passivement son échec.

Ces mêmes personnes sont souvent convaincues de l’existence d’autres phénomènes inévitables, comme les lois ou autre «main invisible» du marché qui dirigent nos vies. Un tel état d’esprit ne laisse guère de place à l’action morale individuelle, et les critiques sociaux sont souvent tournés en dérision et taxés de moralisme naïf ou d’élitisme. Cela explique peut-être l’apathie politique que l’on constate de nouveau, quinze ans après la chute du communisme. La démocratie est de plus en plus considérée comme un simple rituel. Il semblerait que les sociétés occidentales en général traversent une crise des valeurs démocratiques et de la citoyenneté.

Il ne s’agit peut-être que d’une transformation liée aux nouvelles technologies, sans rien d’inquiétant. Mais le problème pourrait être plus profond : les multinationales, les grands groupes médiatiques et les pouvoirs bureaucratiques transforment les partis politiques en organisations dont la fonction principale n’est plus le service public, mais la protection d’intérêts particuliers et clientélistes. La politique est livrée aux groupes de pression ; les médias banalisent des problèmes graves ; la démocratie ressemble souvent davantage à un jeu virtuel pour consommateurs qu’à une affaire sérieuse pour citoyens consciencieux.

Quand nous rêvions d’un avenir démocratique, nous — les dissidents — avions sans aucun doute des illusions, des vues utopiques. Nous nous en rendons bien compte aujourd’hui. Toutefois, nous n’avions pas tort de soutenir que le communisme n’était pas simplement une impasse du rationalisme occidental. Ce régime avait développé la bureaucratisation, la manipulation anonyme et le conformisme de masse «à la perfection». Or, certaines de ces menaces nous concernent encore aujourd’hui.

Nous avions déjà la certitude à l’époque qu’un système dépourvu de valeurs, et réduit à une compétition entre partis politiques munis de solutions «garanties» pour tous, ne serait pas conforme à l’esprit démocratique. C’est pourquoi nous insistions tant sur la dimension morale de la politique et sur le dynamisme de la société civile, pour faire équilibre aux partis politiques et aux institutions.

Nous rêvions aussi d’un ordre international plus juste. La fin du monde bipolaire représentait une occasion formidable de rendre le monde plus humain. Au lieu de cela, nous assistons à une mondialisation qui échappe à tout contrôle politique et fait des ravages économiques et écologiques dans de nombreuses régions du monde.

La chute du communisme donnait la possibilité de créer des institutions politiques mondiales plus efficaces, fondées sur des principes démocratiques. Des institutions capables d’enrayer ce qui se manifeste actuellement comme une tendance du monde industriel à l’autodestruction. Si nous ne voulons pas être dépassés par des forces anonymes, nous devons faire en sorte d’appliquer les principes de liberté, d’égalité et de solidarité — fondements de la stabilité et de la prospérité des démocraties occidentales partout dans le monde.

Il est surtout indispensable, aujourd’hui comme à l’époque communiste, de continuer à faire confiance à la réflexion et à l’action civique. Ne succombons pas à la manipulation : ne croyons pas que toute tentative de faire changer l’ordre «établi» et les lois «objectives» est vaine. Essayons de construire une société civile mondiale pour que la politique, loin de se réduire à une technologie du pouvoir, ait une dimension morale.

Parallèlement, les hommes politiques des pays démocratiques doivent envisager sérieusement la réforme des institutions internationales, car nous avons désespérément besoin d’organes de véritable gouvernance mondiale. Nous pourrions commencer par les Nations unies, relique du lendemain de la Seconde Guerre mondiale, qui ne reflètent pas l’influence de certaines puissances régionales nouvelles et accordent le même statut aux pays dont les représentants sont élus démocratiquement et à ceux dont les dirigeants ne défendent que leurs propres intérêts.

En tant qu’Européens, il nous incombe de jouer un rôle particulier. La civilisation industrielle, étendue aujourd’hui au monde entier, est née en Europe. On peut expliquer tous ses miracles et toutes ses terrifiantes contradictions comme les conséquences d’un système de valeurs d’origine européenne. L’unification de l’Europe devrait donc servir d’exemple au reste du monde pour faire face aux dangers et aux horreurs qui nous submergent aujourd’hui. L’Europe, en tenant ce rôle — étroitement lié au succès de son intégration —, assumerait pleinement ses responsabilités mondiales, au lieu d’accuser les Etats-Unis de tous les maux du monde contemporain.


(*) Ancien président de la République tchèque. Copyright : Project Syndicate, novembre 2004. Traduit de l’anglais par Emmanuelle Fabre.

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