Saturday, September 04, 2004

Adler.— George W. Bush, un néoconservateur antiraciste

Alexandre Adler: George W. Bush, un néoconservateur antiraciste
Le Figaro, 01/09/2004.

Voici donc le sacre de George W. Bush. La convention qui précède l’élection du second mandat est en effet un couronnement, quelle que soit l’issue du scrutin. Voici en effet le parti du président tendu à l’extrême vers la victoire, rassemblé autour de sa personne et sûr de l’avenir de sa cause. Si le président est réélu, comme il advint à Harry Truman en 1948 ou à Dwight Eisenhower, le second mandat ne pourra que décevoir par rapport à ce moment de ferveur. George Bush se fait de surcroît adouber à New York. Ce n’est pas peu de chose que de se présenter à New York, capitale de la gauche et du progressisme rooseveltien pour un leader de la droite républicaine. Et c’est là aussi un signe des temps : si les deux sénateurs de l’Etat (dont Hillary Clinton) sont toujours démocrates, en revanche, le gouverneur George Pataki et le maire de la ville, Michael Bloomberg, sont républicains, ce qui marque la nette évolution de New York vers le conservatisme bien tempéré. Et puis, le 11 septembre a tout bouleversé : pour la première fois, à travers ses héroïques pompiers et policiers, New York a enfin été aimé de l’Amérique profonde.

Bush n’a cessé de grignoter l’avance importante du candidat démocrate depuis deux mois environ. Pourtant, la partie est encore loin d’être gagnée et le nombre d’Etats en balance a plutôt augmenté que reculé. La dernière longueur sera avant tout un match entre deux personnalités très différentes et, face à un moraliste taciturne et résolu comme Kerry, Bush aura plus de fil à retordre qu’avec un beau parleur sudiste comme Al Gore. Ne l’oublions jamais, Kerry demeure avant tout un Forbes... et Bush un Bush ; autrement dit leur duel est aussi celui de deux familles protestantes de la Nouvelle-Angleterre dont la légitimité patricienne n’est mise en cause par personne dans la bonne société. Il est donc étonnant, mais fort explicable, qu’en ces temps de désarroi, l’Amérique se tourne vers des figures fondamentales sinon fondamentalistes de deux enfants de la haute société du Nord-Est, deux officiers de réserve, deux milliardaires, un fils de président, petit-fils de sénateur et un fils de diplomate de carrière. Pourtant, une fois ces fortes ressemblances établies, il n’en demeure pas moins que le contraste apparent des deux hommes est saisissant.

George Bush a bien sûr un physique et une histoire de démocrate, quand Kerry a toute l’apparence pompeuse et grave d’un républicain. Cela tient au fait que Bush, tout comme John Kennedy avant lui, a tout d’abord détesté son origine sans pouvoir rompre avec son père. Ou plutôt la rupture, d’abord recherchée dans une jeunesse alcoolique et tourmentée, est venue à l’âge mûr par une conversion spectaculaire au christianisme évangélique du peuple texan et l’abandon du scepticisme anglophile de la famille Bush, épiscopalienne du Connecticut. Non seulement George Bush a changé de religion, mais il a changé de vision du monde. Il cite plus volontiers son passage à l’école primaire au Texas, où il côtoyait amicalement de petits Mexicains, que le collège huppé d’Andover dont il n’a gardé que de mauvais souvenirs, ainsi que de son passage à Yale et à la Business School d’Harvard qui est venue couronner sa scolarité. Dans un monde de la haute société où on tient soigneusement à distance toutes les minorités, on n’apprécie pas nécessairement le trait le plus frappant du personnage qui est... son antiracisme.

Comme la lettre volée d’Edgar Poe, ce trait de caractère profondément engageant est masqué par l’abondance des événements dramatiques qui ont jalonné sa présidence. Pourtant, la lettre est bien là, sur la table : jamais dans l’histoire américaine des Afro-Américains, Colin Powell et Condy Rice n’étaient parvenus à de telles positions de responsabilité. Sans doute s’agit-il d’un phénomène de société puisque, aujourd’hui, de très grandes entreprises comme AOL, Time, Warner ou encore American Express et Merryll Lynch sont dirigées par des Noirs particulièrement brillants. Mais enfin, Bush a fait ce que Clinton n’avait pas fait, exactement comme Richard Nixon fut le premier président à prendre comme conseillers principaux deux Juifs, Henry Kissinger et Leonard Garment. C’est aussi George Bush qui avait accordé une priorité absolue aux relations avec l’Amérique latine ; trahi par le Mexique de Fox, il n’aura pas été au bout de ses intuitions.

Pourtant, à la différence de Reagan, il aura pratiqué une politique tempérante et responsable vis-à-vis de l’Amérique latine, notamment à l’égard du Brésil de gauche, du Venezuela péroniste et même de Haïti qu’il aura soulagé de la tyrannie d’Aristide plus vite que Clinton ne l’avait fait pour les narco-militaires précédents. Chrétien évangélique, antiraciste, ami d’Israël là où son père n’avait cessé d’accumuler les incidents avec l’Etat hébreu, Bush en aura étonné plus d’un encore en organisant délibérément la rupture des Etats-Unis avec l’Arabie saoudite. La bêtise crasse de ses habituelles critiques à la Michael Moore éclate pleinement dans le récit qu’ils font de cette affaire. Il ne fait pas de doute que Bush ait été étroitement lié dans sa jeunesse d’entrepreneur pétrolier avec la cour saoudienne et que le prince Bandar, ambassadeur du Royaume wahhabite à Washington, ait fait partie de sa famille élargie.

Mais précisément, il est frappant de constater à quel point ces liens personnels ont peu joué pendant ces quatre années de mandat : ni sur Israël, ni sur l’Irak, ni sur la politique énergétique, le point de vue saoudien n’a été le moins du monde considéré, celui du clan des Soudaïris le plus proche des Bush encore moins que tous les autres. Soyons pour une fois un peu marxistes, il ne s’agit pas seulement de la tendance du président à rompre avec les idées de son père, mais bien plutôt ici d’un revirement stratégique du groupe dirigeant des industries énergétiques américaines, auxquelles appartient tout particulièrement le vice-président, Cheney, mais pas lui seulement.

Depuis la fin des années quatre-vingt-dix en effet, les pétroliers texans y formaient la guerre, les gros bataillons du lobby arabe aux Etats-Unis ont commencé à s’émouvoir de la nouvelle politique saoudienne de hausse des prix et de relance de l’Opep. Le temps du Cheikh Yamani, qui avait misé délibérément sur la stabilité des prix et l’augmentation des parts de marché saoudienne, est bien révolu. C’est d’ailleurs de son exil bostonien que Yamani a révélé voici deux ans que Cheney avait présidé dès le printemps 2001 (six mois avant le 11 septembre) une réunion stratégique où l’objectif avait été donné de se débarrasser totalement de toute dépendance à l’égard du pétrole saoudien en 2015. Les pétroliers d’aujourd’hui regardent vers la Russie, vers le gaz liquide, vers de nouvelles sources d’énergie et vers la relance des centrales nucléaires. Ici, Bush se fait le porteur d’une nouvelle conception de l’intérêt national qui annule la vieille alliance conclue entre Franklin Roosevelt et le roi Ibn Saoud en 1945.

La possibilité qu’a laissée Bush aux membres de la famille royale saoudienne et à leurs proches, les Ben Laden, de quitter à la sauvette le territoire américain le 12 septembre 2001, apparaît avec le recul comme un ultime geste de politesse d’un vieil ami, présageant l’inévitable rupture bien davantage qu’une collusion impossible.

Il y a enfin chez George Bush les meilleures qualités d’un aristocrate de la Nouvelle-Angleterre : une courtoisie et une dignité sans failles, un respect de l’adversaire, un sens de l’humour et de l’autodérision que l’on semble ignorer en Europe, une tolérance pour les points de vue opposés aux siens propres, une grande loyauté envers tous les membres d’une équipe qui n’aura connu qu’une défection en quatre ans de crise — celle du premier ministre des Finances. Si Powell a perdu la bataille bureaucratique sur la question du Proche-Orient, il n’en a pas moins géré de main de maître les rapports avec l’Inde, le Pakistan, la Chine et le Japon.

Si Rumsfeld a fini par être coincé dans les cordes par une conspiration de généraux qu’il avait décidément trop humiliés et qui lui ont rendu la monnaie de sa pièce en dévoilant les tortures grand-guignolesques de la prison d’Abou Ghraïb, le président n’en a pas moins balayé d’un revers de main tous les conseils visant à le faire sauter tel un fusible avant l’élection présidentielle. Et le peu engageant Cheney, qui ne sera pas apparu comme un être humain aux Américains qu’à l’évocation des malheurs de sa fille lesbienne, aura, lui aussi, passé sans encombres la double barrière de son impopularité médiatique méritée et du scandale Enron. Ce sont là peut-être des décisions maladroites, elles n’en sont pas moins nobles et dénotent chez l’homme un mépris du quand dira-t-on et un courage moral vrai.

Alors me dira-t-on pourquoi une personne si admirable était-elle aujourd’hui menacée très sérieusement par la candidature de John Kerry ? Par une combinaison étonnante de ses meilleurs et de ses plus mauvais traits, tels qu’ils ont pu apparaître dans la politique intérieure. Mauvais traits, en effet, que l’obstination idéologique du président à refuser l’union nationale que lui offrait le Parti démocrate pour choisir la poursuite effrénée du reaganisme économique. Avec des crédits d’impôt que la situation économique ne justifiait pas tant que cela et une augmentation sans précédent des dépenses de sécurité de l’Etat, lesquelles s’ajoutent comme dans tout le monde développé au poids croissant des retraites et de la santé, Bush aura laissé à ses successeurs un déficit extrêmement préoccupant.

Le fait d’augmenter les dépenses et de diminuer les recettes aura toujours été le point faible de l’ultralibéralisme américain depuis 1980, et la plus belle échappée politique de Clinton lui aura été permise par son conservatisme fiscal bien tempéré. Pour la première fois, en 2000, un président démocrate laissait à son successeur un budget en excédant. Pour revenir à un équilibre plus satisfaisant de l’économie américaine, il faudra donc augmenter les impôts afin de résorber la dette, et aussi — on ne le soulignera jamais assez — afin d’émanciper la prétendue hyperpuissance américaine de sa dépendance actuelle envers les capitaux asiatiques, tout particulièrement chinois. Mais aussi il y aura eu dans la politique intérieure de Bush le meilleur dont l’homme était capable, à savoir une confiance retrouvée dans les vertus de l’Etat et de la présidence prométhéenne après des années de dérive de l’autorité sous Reagan comme sous Clinton.

Certes, l’interventionnisme du Washington de Bush s’est tout d’abord manifesté en matière de sécurité intérieure et aussi d’éducation, avec le retour de normes de performance scolaire fixées nationalement. Il n’empêche, la vérité est à la fin, comme le dit si bien Hegel. Juste avant de sombrer dans le scandale de sa société, dans lequel est à présent entraîné Richard Perle, le doyen des néoconservateurs, le Canadien Conrad Black, a trouvé le moyen de publier une biographie admirable en tout point de Roosevelt. Le néoconservatisme qui a inspiré sans aucun doute une partie de la politique de Bush a été la préparation la plus complète à un retour des États-Unis au new deal, cette fois-ci en étendant la puissance de l’État à des compétences économiques et financières.

Un tel développement, Bush ne l’a prévu ni ne l’a voulu. C’est la raison pour laquelle je souhaite sincèrement qu’il cède la place à Kerry dans deux mois. Mais, tout comme Christophe Colomb, il fallait encore que ce courageux Texan s’embarque à la recherche des Indes pour retrouver l’Amérique. «Good night, sweet Prince» (1).

(1) Référence à Hamlet de Shakespeare, acte V scène 2.

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