Sunday, August 08, 2004

Adler.— Mohammed Dahlan

Alexandre Adler: Le pari de Mohammed Dahlan
Le Figaro, 04/08/2004.

Décidément, en Terre sainte, la roche Tarpéienne est encore plus proche du Capitole qu’à Rome, ou plutôt l’insurrection de Gaza est plus fatale au pouvoir de Yasser Arafat que l’occupation de Ramallah par ses ennemis israéliens.

Alors que toutes les pressions, toutes les rodomontades parfois stupides — telle la menace de liquidation physique pure et simple — n’étaient en rien parvenues à ébranler le pouvoir du raïs — ou chef — de la révolution palestinienne, dès lors que ces gesticulations provenaient d’Israël, il aura fallu à peine une semaine de troubles et de pressions pour que l’édifice, certes déjà vermoulu, de l’autorité palestinienne commence à vaciller pour de bon. Trait régional sans doute ancien, ce sont les trompettes de Jéricho qui renversent les murailles plus efficacement que les coups de boutoir. Ou, plutôt, comme aurait pu le dire l’un de mes parents rabbins à Arik Sharon, et surtout à certains de ses partisans de la droite nationaliste les plus excités, pour la vengeance, il vaut toujours mieux s’en remettre à un véritable professionnel, et il n’en existe pas de meilleur que Dieu...

En l’occurrence, l’instrument de la volonté divine s’appelle aujourd’hui Mohammed Dahlan. Par l’exercice d’une stratégie complexe et d’un courage peu commun, ce colonel des forces spéciales palestiniennes est peut-être en train de prendre le pouvoir un peu par la force, un peu par la ruse, beaucoup par le consensus d’une «rue palestinienne» excédée. Il n’est pas impossible que cette prise de pouvoir constitue la solution véritable au conflit israélo-palestinien.

Les états de service de Dahlan pour la cause palestinienne sont, au départ, impressionnants. Militant du Fatah à Gaza dans les années 70, dès l’âge de dix-huit ans, il est l’expression de la violence combative de ce véritable chaudron de l’identité palestinienne qu’est l’enclave depuis son annexion de 1967 au territoire israélien. Son itinéraire politique le conduit des prisons israéliennes à un acte d’audace inouï à la fin des années 80, une tentative d’attentat contre rien moins que la centrale nucléaire de Dimona, en étroite relation avec le chef opérationnel de l’OLP d’alors, Khalil Wazir (Abou Jihad).

Si ce dernier est abattu dans sa demeure de Tunis en représailles par un commando israélien, Dahlan qui, depuis, nie par prudence son engagement dans l’opération, s’en tirera avec un nouveau séjour en prison qui achève de bâtir sa crédibilité politico-militaire, notamment à Gaza. Dès son retour en Palestine, à la suite des accords d’Oslo en 1993, Yasser Arafat nomme donc Dahlan chef suprême de la sécurité à Gaza, tout comme il nomme, et pour les mêmes raisons, celui qui deviendra son rival, Jibril Rajoub, chef de la sécurité pour la Cisjordanie : les deux hommes ont en effet en commun d’être des laïques acquis au compromis avec les Israéliens ainsi qu’à la personne d’Arafat qui, à ce moment-là, incarne cette recherche d’une voie pacifique tout en étant capable de contenir les forces les plus radicales, essentiellement islamistes, hostiles à tout dialogue avec Israël.

Rajoub provient en effet d’une famille très religieuse et l’un de ses frères, qui sera tué un peu plus tard par les Israéliens, est l’un des principaux chefs de la branche militaire des intégristes du Hamas, ce qui ne nuit pas au dialogue préventif entre ces deux pôles du mouvement palestinien. Chez Dahlan, rien de tel ; sa famille est nassérienne, tournée vers l’Égypte comme le sont beaucoup d’habitants de Gaza, et ce sont ses seuls états de service couplés à sa réputation d’intégrité qui en font le barrage nécessaire à l’avancée du Hamas entre-temps devenu, et de loin, la force politique principale de l’enclave. Cette logique du combat, essentiellement politique, contre les intégristes va provoquer une évolution constante de Dahlan.

Après les sanglants attentats de 1996 qui précipitent la victoire de la droite israélienne de Netanyahu contre le pauvre Shimon Pérès qui n’était pas parvenu à récupérer de l’assassinat d’Itzhak Rabin, Dahlan, plus nettement encore que Rajoub, devient le partisan d’une véritable répression des islamistes, et tout particulièrement de ceux qui entretiennent des relations opérationnelles avec la Syrie ou l’Iran. C’est ainsi que, peu à peu, l’homme fort de Gaza devient aussi l’interlocuteur privilégié des services spéciaux israéliens, mais aussi, et surtout, de la CIA dont l’antenne en Palestine joue de plus en plus le rôle d’une mission de bons offices entre les deux communautés juive et arabe, de par la volonté du président Clinton.

Certes, Dahlan n’est pas partisan davantage qu’Arafat de livrer des militants palestiniens intégristes à l’État d’Israël. Mais, en revanche, il en invente le concept de sécurité préventive aux fins de faire avorter, avant qu’ils n’aient lieu et sans répression excessive, les attentats terroristes qui se trament sur son territoire. Nous sommes déjà à ce moment-là au revirement politique d’Arafat qui, sentant la montée des intégrismes à base religieuse dans toute la région, commence à se dégager du dialogue avec Israël et prépare, dans ce but, une nouvelle organisation, le Tanzim, chargée de planifier dans le détail le schéma d’une nouvelle intifada.

Le nouveau favori du raïs devient dès ce moment-là Marwan Barghouti, qui suit l’évolution d’Arafat du dialogue à la confrontation et se prépare à récupérer et embrigader le Hamas, en permettant au Fatah de reprendre en mains la lutte palestinienne. Alors que Rajoub louvoie, c’est Dahlan qui, le plus clairement, prend parti avec détermination contre l’intifada des Mosquées. Il le fait bien sûr à sa manière, sans polémique ouverte avec Arafat et sans collaboration avec les Israéliens, mais il le fait suffisamment savoir pour devenir l’ennemi public numéro un du chef.

Malheureusement pour Arafat, il n’est pas si simple de l’atteindre. Le Hamas a de bonnes raisons de se méfier : Dahlan demeure populaire à Gaza, et il a à sa disposition une milice de plusieurs milliers d’hommes, dont les soldes sont payées rubis sur l’ongle par les services spéciaux égyptiens du général Omar Suleïman, qui fait déjà figure de successeur de Moubarak, et ne jure que par Dahlan. Il faut bien dire qu’en raison de la proximité géographique et culturelle de Gaza avec l’Égypte, la menace de la transformation de l’enclave en une sorte de «Hamasland» est prise très au sérieux au Caire, alors que les Frères musulmans ne cessent d’accentuer leur pression sociale sur l’État égyptien. Il y a une autre raison qui fait réfléchir Arafat, c’est le courage physique de Dahlan. Pour toutes ces raisons, Dahlan a mieux résisté aux pressions du raïs que le pauvre Abou Mazen qu’il soutint pourtant énergiquement contre Arafat lorsqu’il devint l’éphémère premier ministre en 2003, ou que son allié militaire, le brave général Abderrazak Yahia, qui dut subir du président palestinien une menace très concrète de revolvérisation en plein «conseil des ministres». Sur ce plan, Michel Barnier aura plus de chance. Depuis lors, la situation s’est rapidement dégradée pour Arafat. L’intifada est aujourd’hui terminée en tant que manoeuvre politico-militaire visant à mettre à genoux tant Israël que la communauté internationale ; quant à Barghouti, il aura montré lors de sa capture pendant la bataille de la Casbah de Naplouse, en 2002, un certain manque de courage physique — il s’est rendu presque sans combattre aux Israéliens — qui contraste très défavorablement avec l’enthousiasme qu’il mettait à envoyer des adolescents palestiniens à la mort. Pire encore, parce qu’il supporte mal sa nouvelle incarcération en Israël, voilà le dur des durs qui redevient colombe et apporte, depuis sa cellule de Tel-Aviv, son soutien au nouveau dialogue entre pacifistes qui a débuté à Genève sous l’égide de Yossi Beilin.

Tant de palinodies ont fini par écoeurer les combattants des Brigades d’al-Aqsa qui ont le sentiment d’avoir été sacrifiées pour pas grand-chose. Enfin, l’érection du mur a plus que jamais rendu les Arabes d’Israël et les citoyens palestiniens de Jérusalem désireux d’un compromis politique avec l’État hébreu qui ne les coupent pas hermétiquement de leurs frères de Cisjordanie et de Gaza, alors que les huit années de paix relative, des accords d’Oslo au déclenchement de l’intifada, leur avaient permis d’accéder à une normalisation presque complète.

C’est tout cela que Dahlan est en train de rassembler en ce moment pour faire chuter Arafat. Prenant prétexte de la corruption de l’état-major de Ramallah, il a le soutien d’une partie significative de la population de Gaza aussi bien que des anciens hommes de Barghouti écoeurés par le comportement d’Arafat. Les chefs du Mossad et ceux de la CIA ne tarissent pas d’éloge sur sa fiabilité. L’Égypte, qui traverse une passe très difficile, a placé tous ses avoirs en lui. L’Arabie saoudite et l’Iran ne peuvent plus grand-chose pour le Hamas, que les Frères musulmans égyptiens incitent à adopter la tactique prudente qui leur réussit si bien au Caire.

Avec toutes ces cartes en mains, Dahlan avance tous les jours davantage et fort courageusement. Son mouvement rappelle à bien des égards celui d’un jeune militant qui, au lendemain de la défaite arabe de 1967, parvint à renverser, déjà à partir de Gaza, l’ancien homme lige de Nasser qu’était Ahmed Choukeïri. Ce jeune homme s’appelait Yasser Arafat. Mais alors que ce dernier promettait aux Palestiniens une lutte interminable pour liquider l’État hébreu, et il aura tenu parole jusqu’au bout, Dahlan au contraire promet une paix dans l’honneur qui pourrait déboucher tout à la fois sur la reconnaissance sans ambages d’Israël et celle, tout aussi nécessaire, du courage et de l’abnégation des Palestiniens pour l’instant utilisés à des fins bien incertaines.

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