Vattimo.— Vers un crépuscule des valeurs ?
Gianni Vattimo: Vers un crépuscule des valeurs ? *
Le Figaro [24 juillet 2004]
J’espère que l’on ne me reprochera pas de reprendre une vieille thématique de l’extrême droite, voire du fascisme européen, si j’évoque pour commencer le titre d’un ouvrage d’Oswald Spengler publié en 1918 : Der Untergang des Abendlandes, Le Déclin (littéralement le «Crépuscule») de l’Occident. Je propose d’attribuer à l’expression de Spengler un sens différent sur le plan politique tout en conservant certaines de ses implications du point de vue descriptif. Je soulignerai notamment le lien qu’il établissait entre le déclin de l’Occident et l’impérialisme. Bien que je ne partage pas la théorie biologiste de la vie des civilisations, selon laquelle le monde occidental manifeste des signes de vieillesse, je constate qu’il présente des signes de maturité, qui caractérisent, sinon sa destinée, du moins sa vocation. (...).
Le déroulement des événements au Moyen-Orient, et sur les différents théâtres de l’action terroriste, peut bien être décrit comme l’attaque contre un monde mûr — le nôtre —, qui n’a plus les enthousiasmes et la violence, parfois désespérée, de la jeunesse et de ceux qui sont prêts à se sacrifier au nom d’idéaux éthico-religieux (...).
Il me semble indéniable que l’un des aspects majeurs du conflit actuel entre le monde occidental et ses ennemis réside dans le degré de sécularisation des sociétés en présence. Il est difficile de dire quelles sont les causes de ce décalage, dont nous connaissons presque exclusivement le côté occidental : la rivalité médiévale entre la papauté et l’Empire, la Réforme protestante, le siècle des Lumières, pour ne citer que les étapes majeures de la sécularisation des sociétés européennes (...). L’attitude que Karl Mannheim identifiait dans les années 30 comme caractéristique des intellectuels, une sorte de dandysme sceptique qui en faisait la véritable «classe-non-classe» capable de se libérer des idéologies, est désormais l’attitude générale des citoyens des grandes masses consommatrices de marchandises et d’informations qui peuplent le monde industriel (...).
En 1874, dans sa seconde Considération intempestive, Nietzsche décrivait cette attitude comme celle de l’intellectuel de son siècle, surchargé de culture et d’information historique, se promenant dans le jardin de l’Histoire comme dans un dépôt de costumes de théâtre, où il peut choisir arbitrairement le style qu’il veut adopter, quitte à en changer peu après, ce qui lui ôte toute capacité créatrice et fait de notre civilisation une civilisation décadente. Une surcharge de mémoire et de souvenirs nous empêche de créer de nouvelles valeurs (...).
L’erreur, si l’on peut dire, du jeune Nietzsche et, plus tard, du Spengler du Déclin de l’Occident était de penser que le crépuscule était quelque chose de négatif. Pour ma part, je n’hésite pas à considérer leur vitalisme comme une expression de la persistance de ce que Heidegger a nommé la métaphysique (...).
Nietzsche a écrit que «nous ne sommes plus des matériaux pour une société», signifiant par là que notre degré de caractérisation individuelle nous rend incapables de nous soumettre à des règles collectives. Ce n’est pourtant pas le cas de l’individu-masse de nos sociétés, puisque celles-ci sont fondées, dans le champ économique et social, sur un principe d’homologation des goûts, des comportements et des valeurs. Comme la société a perdu — et c’est heureux — beaucoup de ses caractères communautaires traditionnels, cette homologation se révèle être, en matière de valeurs, une homologation faible, qu’on peut définir comme un «historicisme de masse» prenant la forme du «dandysme intellectuel» dont parlait Simmel (...).
Les peuples tiers sont les cultures autres qui ne se laissent plus situer dans la mythologie occidentale d’une histoire linéaire. Ils sont autres, et non primitifs, attendant de pouvoir connaître la vérité avec les moyens de la «vraie» science de l’Occident et de reconnaître la valeur «vraie» de nos déclarations de principe. C’est le pluralisme des cultures qui rend impossible le mythe de la présence, car ce mythe implique l’idée d’une vérité unique, saisie par une méthode unique et qui mériterait de s’imposer au-delà des différents points de vue (...).
En prendre conscience signifie justement appréhender les valeurs avec une attitude de croyance limitée, typique de l’homme-masse de la civilisation postmoderne. Nietzsche ne considérait pas cette situation comme quelque chose de négatif, puisqu’il a écrit, dans Le Gai Savoir, qu’«il faut continuer à rêver en sachant que l’on rêve». Une capacité surhumaine (übermenschlich), telle est ce qui caractérise, au-delà de toute équivoque raciste, le surhomme nietzschéen. Peut-être Nietzsche n’est-il pas parvenu à définir de manière non contradictoire le surhomme, parce qu’il est resté prisonnier de l’idéal métaphysique de la vérité : ce n’est qu’au nom d’une très forte croyance en soi-même — donc par la survie de la foi en une vérité — que le surhomme pourrait se réaliser dans les formes violentes, souveraines, qui se trouvent aussi théorisées dans certaines pages de Nietzsche.
Il est plus vraisemblable, en allant bien au-delà de Nietzsche (...) que le surhomme, s’il ne veut pas rester prisonnier de la vérité, doive s’ouvrir à la charité, c’est-à-dire à des critères de rationalité liés au respect des autres sujets, plutôt qu’à l’idée de posséder une valeur qui mériterait d’être affirmée coûte que coûte. Cette attitude sceptique envers les valeurs, cette capacité à s’y tenir sans les considérer comme absolues, ne seraient-elles pas un des facteurs déterminants du déclin de notre civilisation ? On irait alors du crépuscule des valeurs au déclin de la — de notre — civilisation. Ne pourrait-on inverser cette dernière expression en parlant d’une civilisation du déclin ? Ce serait délicat, parce que nous vivons dans un monde où il est obligatoire de toujours parler de développement. Ce n’est que depuis quelques années qu’on a adjoint à celui-ci l’adjectif «durable» (...).
Si nous transposons notre réflexion au plan des valeurs, nous retrouvons le thème de la sécularisation, et notamment de la sécularisation inaccomplie des pays «tiers» d’où proviendraient, nous dit-on, les terroristes qui nous menacent — n’oublions pas, à cet égard, qu’il y a des terroristes partout (comme aussi des poètes ?), jusqu’au coeur de nos société développées. Cela semblerait nous amener à reprendre le mythe historiciste d’un progrès que ces sociétés devraient encore parcourir pour s’élever à notre niveau et ne plus être une menace à notre égard. Mais cette thèse de la sécularisation inaccomplie ne renverrait-elle pas au mythe historiciste et simplificateur d’un progrès que les sociétés du tiers-monde devraient encore accomplir pour s’élever à notre niveau et cesser d’être pour nous une menace ? Pouvons-nous nous référer sans hypocrisie au tiers-monde, marqué par de nombreuses conséquences de la domination coloniale, comme l’impossible émergence d’une bourgeoisie autochtone capable de diriger des pays devenus indépendants, sans adopter l’eurocentrisme masqué de la sécularisation inaccomplie ou l’idéologie universaliste des droits humains définis une fois pour toutes par nos organisations internationales ?
Pouvons-nous trouver une troisième voie, entre l’eurocentrisme et l’universalisme ? Elle pourrait consister en une négociation explicite qui respecte les différentes traditions, sans pour autant trahir la nôtre (...).
Cette attitude doit d’abord se réaliser chez nous, pour nous éviter l’erreur de croire que la seule façon d’échapper aux assauts de groupes ou de sociétés fondamentalistes soit de redevenir fondamentalistes nous-mêmes (...).
Il est peut-être vrai que la nouveauté de la situation réside dans notre manière de vivre les valeurs (...). Aujourd’hui, la force et la faiblesse de l’Occident résident dans le fait que nous «n’y croyons plus», alors que nos adversaires sont des fanatiques prêts à mourir et, surtout, à tuer. Céder à cette tentation de redevenir violents et «jeunes» signifierait «propter vitam vivendi perdere causas», c’est-à-dire survivre au prix de renoncer à ce qui constitue notre vie, non pas dans le sens biologique, mais «biographique» et éthique.
La sécularisation inaccomplie est donc un phénomène qui nous concerne avant tout. Elle ne signifie pas que nous devions renoncer à toute défense «militaire» de notre mode de vie, mais doit nous faire prendre conscience que, lorsque les armes deviennent la seule solution, nous n’avons plus de chances de nous sauver. Dans la mesure où nous mettons en danger notre mode de vie, au risque d’une défaite militaire ou de l’insécurité permanente dont souffre, par exemple, Israël, nous devons élaborer une civilisation du déclin, seule à même d’éviter que ne se préparent les conditions d’un terrorisme de masse.
Il faut ainsi donner une dimension moins agressive à notre développement (...). La distribution des biens entre les différents pays du monde exige de nous une véritable culture de la réduction (...). A la culture et à l’éducation revient la tâche de préparer sur le plan de l’imaginaire et de la psychologie collectifs un esprit public qui, fût-ce par pur pragmatisme, sache choisir ce difficile chemin.
* Philosophe. Ce texte est extrait de l’ouvrage Où vont les valeurs? (Editions Unesco-Albin Michel), dirigé par Jérôme Bindé.
Le Figaro [24 juillet 2004]
J’espère que l’on ne me reprochera pas de reprendre une vieille thématique de l’extrême droite, voire du fascisme européen, si j’évoque pour commencer le titre d’un ouvrage d’Oswald Spengler publié en 1918 : Der Untergang des Abendlandes, Le Déclin (littéralement le «Crépuscule») de l’Occident. Je propose d’attribuer à l’expression de Spengler un sens différent sur le plan politique tout en conservant certaines de ses implications du point de vue descriptif. Je soulignerai notamment le lien qu’il établissait entre le déclin de l’Occident et l’impérialisme. Bien que je ne partage pas la théorie biologiste de la vie des civilisations, selon laquelle le monde occidental manifeste des signes de vieillesse, je constate qu’il présente des signes de maturité, qui caractérisent, sinon sa destinée, du moins sa vocation. (...).
Le déroulement des événements au Moyen-Orient, et sur les différents théâtres de l’action terroriste, peut bien être décrit comme l’attaque contre un monde mûr — le nôtre —, qui n’a plus les enthousiasmes et la violence, parfois désespérée, de la jeunesse et de ceux qui sont prêts à se sacrifier au nom d’idéaux éthico-religieux (...).
Il me semble indéniable que l’un des aspects majeurs du conflit actuel entre le monde occidental et ses ennemis réside dans le degré de sécularisation des sociétés en présence. Il est difficile de dire quelles sont les causes de ce décalage, dont nous connaissons presque exclusivement le côté occidental : la rivalité médiévale entre la papauté et l’Empire, la Réforme protestante, le siècle des Lumières, pour ne citer que les étapes majeures de la sécularisation des sociétés européennes (...). L’attitude que Karl Mannheim identifiait dans les années 30 comme caractéristique des intellectuels, une sorte de dandysme sceptique qui en faisait la véritable «classe-non-classe» capable de se libérer des idéologies, est désormais l’attitude générale des citoyens des grandes masses consommatrices de marchandises et d’informations qui peuplent le monde industriel (...).
En 1874, dans sa seconde Considération intempestive, Nietzsche décrivait cette attitude comme celle de l’intellectuel de son siècle, surchargé de culture et d’information historique, se promenant dans le jardin de l’Histoire comme dans un dépôt de costumes de théâtre, où il peut choisir arbitrairement le style qu’il veut adopter, quitte à en changer peu après, ce qui lui ôte toute capacité créatrice et fait de notre civilisation une civilisation décadente. Une surcharge de mémoire et de souvenirs nous empêche de créer de nouvelles valeurs (...).
L’erreur, si l’on peut dire, du jeune Nietzsche et, plus tard, du Spengler du Déclin de l’Occident était de penser que le crépuscule était quelque chose de négatif. Pour ma part, je n’hésite pas à considérer leur vitalisme comme une expression de la persistance de ce que Heidegger a nommé la métaphysique (...).
Nietzsche a écrit que «nous ne sommes plus des matériaux pour une société», signifiant par là que notre degré de caractérisation individuelle nous rend incapables de nous soumettre à des règles collectives. Ce n’est pourtant pas le cas de l’individu-masse de nos sociétés, puisque celles-ci sont fondées, dans le champ économique et social, sur un principe d’homologation des goûts, des comportements et des valeurs. Comme la société a perdu — et c’est heureux — beaucoup de ses caractères communautaires traditionnels, cette homologation se révèle être, en matière de valeurs, une homologation faible, qu’on peut définir comme un «historicisme de masse» prenant la forme du «dandysme intellectuel» dont parlait Simmel (...).
Les peuples tiers sont les cultures autres qui ne se laissent plus situer dans la mythologie occidentale d’une histoire linéaire. Ils sont autres, et non primitifs, attendant de pouvoir connaître la vérité avec les moyens de la «vraie» science de l’Occident et de reconnaître la valeur «vraie» de nos déclarations de principe. C’est le pluralisme des cultures qui rend impossible le mythe de la présence, car ce mythe implique l’idée d’une vérité unique, saisie par une méthode unique et qui mériterait de s’imposer au-delà des différents points de vue (...).
En prendre conscience signifie justement appréhender les valeurs avec une attitude de croyance limitée, typique de l’homme-masse de la civilisation postmoderne. Nietzsche ne considérait pas cette situation comme quelque chose de négatif, puisqu’il a écrit, dans Le Gai Savoir, qu’«il faut continuer à rêver en sachant que l’on rêve». Une capacité surhumaine (übermenschlich), telle est ce qui caractérise, au-delà de toute équivoque raciste, le surhomme nietzschéen. Peut-être Nietzsche n’est-il pas parvenu à définir de manière non contradictoire le surhomme, parce qu’il est resté prisonnier de l’idéal métaphysique de la vérité : ce n’est qu’au nom d’une très forte croyance en soi-même — donc par la survie de la foi en une vérité — que le surhomme pourrait se réaliser dans les formes violentes, souveraines, qui se trouvent aussi théorisées dans certaines pages de Nietzsche.
Il est plus vraisemblable, en allant bien au-delà de Nietzsche (...) que le surhomme, s’il ne veut pas rester prisonnier de la vérité, doive s’ouvrir à la charité, c’est-à-dire à des critères de rationalité liés au respect des autres sujets, plutôt qu’à l’idée de posséder une valeur qui mériterait d’être affirmée coûte que coûte. Cette attitude sceptique envers les valeurs, cette capacité à s’y tenir sans les considérer comme absolues, ne seraient-elles pas un des facteurs déterminants du déclin de notre civilisation ? On irait alors du crépuscule des valeurs au déclin de la — de notre — civilisation. Ne pourrait-on inverser cette dernière expression en parlant d’une civilisation du déclin ? Ce serait délicat, parce que nous vivons dans un monde où il est obligatoire de toujours parler de développement. Ce n’est que depuis quelques années qu’on a adjoint à celui-ci l’adjectif «durable» (...).
Si nous transposons notre réflexion au plan des valeurs, nous retrouvons le thème de la sécularisation, et notamment de la sécularisation inaccomplie des pays «tiers» d’où proviendraient, nous dit-on, les terroristes qui nous menacent — n’oublions pas, à cet égard, qu’il y a des terroristes partout (comme aussi des poètes ?), jusqu’au coeur de nos société développées. Cela semblerait nous amener à reprendre le mythe historiciste d’un progrès que ces sociétés devraient encore parcourir pour s’élever à notre niveau et ne plus être une menace à notre égard. Mais cette thèse de la sécularisation inaccomplie ne renverrait-elle pas au mythe historiciste et simplificateur d’un progrès que les sociétés du tiers-monde devraient encore accomplir pour s’élever à notre niveau et cesser d’être pour nous une menace ? Pouvons-nous nous référer sans hypocrisie au tiers-monde, marqué par de nombreuses conséquences de la domination coloniale, comme l’impossible émergence d’une bourgeoisie autochtone capable de diriger des pays devenus indépendants, sans adopter l’eurocentrisme masqué de la sécularisation inaccomplie ou l’idéologie universaliste des droits humains définis une fois pour toutes par nos organisations internationales ?
Pouvons-nous trouver une troisième voie, entre l’eurocentrisme et l’universalisme ? Elle pourrait consister en une négociation explicite qui respecte les différentes traditions, sans pour autant trahir la nôtre (...).
Cette attitude doit d’abord se réaliser chez nous, pour nous éviter l’erreur de croire que la seule façon d’échapper aux assauts de groupes ou de sociétés fondamentalistes soit de redevenir fondamentalistes nous-mêmes (...).
Il est peut-être vrai que la nouveauté de la situation réside dans notre manière de vivre les valeurs (...). Aujourd’hui, la force et la faiblesse de l’Occident résident dans le fait que nous «n’y croyons plus», alors que nos adversaires sont des fanatiques prêts à mourir et, surtout, à tuer. Céder à cette tentation de redevenir violents et «jeunes» signifierait «propter vitam vivendi perdere causas», c’est-à-dire survivre au prix de renoncer à ce qui constitue notre vie, non pas dans le sens biologique, mais «biographique» et éthique.
La sécularisation inaccomplie est donc un phénomène qui nous concerne avant tout. Elle ne signifie pas que nous devions renoncer à toute défense «militaire» de notre mode de vie, mais doit nous faire prendre conscience que, lorsque les armes deviennent la seule solution, nous n’avons plus de chances de nous sauver. Dans la mesure où nous mettons en danger notre mode de vie, au risque d’une défaite militaire ou de l’insécurité permanente dont souffre, par exemple, Israël, nous devons élaborer une civilisation du déclin, seule à même d’éviter que ne se préparent les conditions d’un terrorisme de masse.
Il faut ainsi donner une dimension moins agressive à notre développement (...). La distribution des biens entre les différents pays du monde exige de nous une véritable culture de la réduction (...). A la culture et à l’éducation revient la tâche de préparer sur le plan de l’imaginaire et de la psychologie collectifs un esprit public qui, fût-ce par pur pragmatisme, sache choisir ce difficile chemin.
* Philosophe. Ce texte est extrait de l’ouvrage Où vont les valeurs? (Editions Unesco-Albin Michel), dirigé par Jérôme Bindé.
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