Wednesday, July 21, 2004

Adler.— Irak : l’engrenage de l’exagération

Alexandre Adler: Irak : l’engrenage de l’exagération
Le Figaro [21 juillet 2004]


Une session de la Chambre des communes s’est tenue hier à Londres sur le «rapport Butler»

Cette fois-ci, nous sommes à peu près fixés : le rapport confié en Grande-Bretagne à lord Butler, le chef du Civil Service (l’équivalent approximatif de notre vice-président du Conseil d’État), permet de comprendre tout le processus de décision qui a conduit Tony Blair à choisir de mener la campagne d’Irak de 2003 avec les États-Unis, y compris les exagérations et les imprécisions qui lui ont servi à motiver sa décision devant une opinion publique britannique réticente. Dans le même temps, les investigations parlementaires américaines sur les insuffisances des services de renseignements ont peut-être jeté une lumière encore plus crue sur les incohérences, les chaos et les remords de la prise de décision américaine elle-même. Il demeure sans aucun doute quelques zones d’ombre que nous essaierons de cerner à la fin de cette chronique, mais pour l’essentiel nous savons maintenant ce qui s’est passé. N’est-ce pas là le plus beau témoignage du bon fonctionnement d’une démocratie libérale où la séparation des pouvoirs permet en définitive très rapidement à l’opinion publique de se faire juge de l’action du pouvoir exécutif, en disposant d’une information sincère et à peu près complète ?

Que nous disent en effet aussi bien lord Butler que les membres de la commission sénatoriale d’enquêtes à Washington ? Que ni Bush ni Blair n’ont jamais menti à leur opinion de manière consciente et délibérée. Ils ont pensé jusqu’au bout (la diplomatie française aussi, d’ailleurs) que Saddam Hussein disposait de capacités de destruction massive bien réelles et dont l’emploi était devenu de plus en plus incertain. Mais aussi, qu’ensuite, un processus d’emballement s’est en effet produit dans la communication de ces craintes. On a cherché aux États-Unis dans l’entourage du vice-président Cheney, en Angleterre dans la toute-puissante, ou à tout le moins trop puissante, cellule de communication du premier ministre, à enjoliver des rapports déjà alarmistes de divers services secrets dans le but non seulement de convaincre la masse de la population mais surtout, et c’est plus grave, de lever les dernières hésitations à l’intérieur même de l’exécutif. Tout se passe en effet comme si l’avalanche de formules totalement assertives, et il apparaîtra bientôt essentiellement fautives, avait été provoquée pour faire taire le département d’État de Colin Powell, ou emporter l’adhésion d’un cabinet travailliste traditionnel en réalité hostile à la guerre. Tel est le péché commun de George Bush et de Tony Blair. Mais de mensonges délibérés, de campagnes de désinformation comme en connaissent toutes les dictatures du XXe siècle et leurs surgeons contemporains, pas une trace.

Les deux erreurs les plus flagrantes sont donc les suivantes : Tony Blair a «agrémenté» son rapport d’une assertion très discutable, celle de la mise en oeuvre en environ quarante-cinq minutes de leurs armes chimiques par les militaires irakiens. Toute personne un peu au courant des procédures en ce domaine sait que ce délai de quarante-cinq minutes correspondait effectivement aux performances des meilleures unités chimiques de l’armée soviétique qui s’entraînaient très régulièrement à cette fin. Même si le matériel et les concepts d’emploi irakiens proviennent, en matière chimique, de l’arsenal et de l’aide technique soviétiques d’antan, il n’en est pas moins vrai que l’armée irakienne n’était pas aussi performante lorsqu’elle utilisait effectivement ses armes chimiques (contre les Kurdes ou contre les vagues humaines iraniennes) et, surtout, que depuis l’ouverture du régime des inspections, entre 1993 et 1998, elle n’avait plus eu le moyen de procéder à des manoeuvres.

Si les stocks chimiques qu’on aurait pu enterrer devaient atteindre des unités combattantes avec une logistique complexe et sous les bombardements aériens anglo-américains, ce n’est évidemment pas de quarante-cinq minutes que l’armée irakienne avait besoin, mais sans doute de trente-cinq à quarante heures.

Cette exagération ne constitue pas pour autant un mensonge. Après tout, au Kurdistan et en Iran, les témoignages d’une utilisation massive du chimique par l’armée de Saddam sont bien là. La production d’armes chimiques est la plus facile au monde pour qui, comme l’Irak, produit des médicaments et des engrais. S’il est vrai que, déjà, les deux gendres en fuite de Saddam avaient bien déclaré à leurs interrogateurs de la CIA dès 1996 que l’essentiel des stocks chimiques avait été détruit, on pouvait imaginer que ces stocks avaient été rapidement reconstitués lorsque Saddam eut, avec l’approbation de la France et de la Russie, mis fin aux inspections de l’ONU. Enfin, il faut verser au dossier le témoignage de l’ancien chef des services secrets roumains Ion Pacepa, qui a souvent été fiable, selon lequel les forces armées du pacte de Varsovie, soviétiques mais aussi roumaines, avaient mis au point un plan de liquidation des armes chimiques et bactériologiques en cas d’arrivée imminente des Américains. Cette opération, dont Pacepa donne le nom de code, aurait déjà été réalisée dans les années 80 avec la Libye de Kadhafi. La crainte, en effet, qu’une utilisation décentralisée et erratique du chimique, pour ne pas parler du bactériologique, n’entraîne une force conventionnelle américaine à des représailles très massives, était dominante à l’époque à Moscou. On va ajouter qu’à partir de l’avènement d’Andropov en 1982, l’Union soviétique avait commencé sans trop le dire à reprendre un à un les jouets les plus dangereux que Brejnev et les siens avaient laissé filer vers le tiers-monde. Mais il n’y a rien d’invraisemblable à ce que ces protocoles, élaborés en leur temps par l’Armée rouge et le KGB, aient tout simplement servi à Saddam pour supprimer au dernier moment les armes chimiques et bactériologiques les plus dangereuses dont il disposait, dans le but d’éviter tout incident dès lors qu’il venait d’accepter à l’automne 2002 la reprise des inspections de l’agence de Vienne.

Manifestement, les services secrets anglais et américains n’ont pas compris cette manoeuvre de «maskirovska» (feinte, en russe) si typiquement soviétique que le lieutenant-colonel des services, Vladimir Poutine, ne puisse empêcher de signaler le premier avec une ironie triomphale mal contenue à Washington en faisant remarquer, dès les premiers jours de l’occupation de l’Irak, que les armes de destruction massive ne seraient jamais trouvées. Il en savait quelque chose.

L’autre erreur, la plus grossière qui ait été commise, provient d’un analyste en chef de la CIA chargé du dossier nucléaire et qui a continué à prétendre pendant un an et demi que le matériel de centrifugeuses acheté illégalement par l’Irak en l’an 2000 avait pour but de produire de l’uranium militaire enrichi. Or, quelques semaines seulement après cette assertion, une contre-expertise tout à la fois interne à la CIA et provenant du service rival et militaire la DIA avait montré de façon convaincante que ces centrifugeuses ne pouvaient servir qu’à fabriquer des réacteurs de rockets. Ici, le dysfonctionnement appartient aux services secrets américains et au vice-président Cheney : au lieu de laisser la communauté du renseignement faire son travail dans le calme, le vice-président, lui-même ancien ministre de la Défense, avait créé une «task force» qui, comme le bureau d’un procureur aux États-Unis, ne retenait que les preuves à charge, quitte à les alourdir un peu. C’est ainsi que l’erreur de jugement d’un analyste, pourtant corrigée en temps réel par le service lui-même, est devenue une erreur officielle sanctionnée par l’autorité du vice-président et rendue possible par l’ineptie courtisane de l’ancien directeur très politique de la CIA, George Tenet.

En revanche, dans la seconde affaire souvent invoquée à charge, qui concerne le nucléaire irakien, c’est l’Administration, et non ses détracteurs, qui avait raison. Le dénommé Joseph Wilson, ancien ambassadeur au Niger et militant du Parti démocrate, avait été envoyé à Niamey pour enquêter sur les possibles contacts, voire les contrats secrets qui auraient été noués entre le gouvernement nigérien et les services secrets irakiens aux fins d’acheter de l’uranium brut des mines d’Arlit qui fournirent longtemps notre propre force de frappe. Après un entretien assez naïf avec le président Tandja — qui fit tout de même assassiner son prédécesseur, lequel fut mon ancien élève —, le sagace Wilson avait conclu qu’il n’en était rien. Lorsque l’on découvrit que le soi-disant contrat était un faux fabriqué dans une officine, on décida partout que le compte des Anglais et des Américains était bon. Un nouveau mensonge intéressé. Et lorsque, pour se défendre, des émissaires de Cheney et de Rumsfeld communiquèrent en sous-main à la presse le fait que le dénommé Wilson — qui les incendiait dans cette même presse — était marié à un officier supérieur de la CIA, le concert se fit accablant. Or Wilson est bien celui qui a menti le plus ouvertement en prétendant avoir été choisi pour sa mission par le département d’État, alors que la commission sénatoriale a tout simplement révélé que c’est sa femme, à la CIA, qui a insisté auprès de Tenet pour qu’on envoie son mari. Et pour cause, Wilson ne voulait pas davantage apparaître dans ses liens personnels avec le service de renseignements américains, qu’il ne voulait reconnaître qu’il partait avec la mission de ridiculiser l’enquête britannique qui faisait une nouvelle fois apparaître l’incompétence de Langley. Or c’est bien le MI 6 qui a eu vent de ce trafic d’uranium et fabriqué le faux comme il est courant dans le renseignement, pour masquer l’origine de sa source — sans doute un membre du gouvernement du Niger et sans doute aussi un pays ami et voisin, peut-être ancien, le Nigeria, peut-être très nouvel ami, la Libye.

On peut donc considérer que, si Saddam a eu bien du mal à reconstituer le potentiel industriel nucléaire que l’agence de Vienne — grâce surtout à l’excellent travail du professeur Kelly qui s’est depuis suicidé — avait réussi à démanteler, ces services secrets dopés par le produit fabuleux de la contrebande pétrolière continuaient, eux, à faire leur marché de matières fissiles, sans doute en attendant des jours meilleurs.

Tel est donc le bilan, au total peu accablant, des manquements des gouvernements américain et britannique en matière de renseignements. On y reconnaîtra à l’évidence ce que Clausewitz avait opportunément baptisé de «forces de frottement à la guerre». Au-delà de ces peu évitables imperfections, on notera tant à Londres qu’à Washington une propension à l’excès de propagande. Mais cela est aussi la grande leçon de la Seconde Guerre mondiale : les démocraties ne sauront jamais rivaliser avec les Goebbels et leurs émules contemporains. Plutôt que de mettre un doigt dans cet engrenage, les nations libres s’honoreraient en mettant un terme définitif à toutes les propagandes, à tous les Diafoirus en communication que les Anglais ont baptisé de «spin doctors». La leçon de Winston Churchill, c’est qu’il y a une vertu encore plus haute que le courage, c’est l’amour de liberté qui ne fait qu’un avec l’amour de la vérité.


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