Tuesday, July 27, 2004

Valle.— No a Turquia en la UE

Alexandre del Valle (*): Les raisons de refuser la candidature d’Ankara
Le Figaro [26 juillet 2004]

Au lendemain de la visite à Paris du premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan, dans le but de convaincre les sceptiques qu’Ankara est désormais prête à intégrer l’Europe, le débat sur l’entrée de la Turquie dans l’Union et sur les frontières de l’Union européenne mérite d’être poursuivi. Aussi est-il nécessaire tout d’abord de répondre aux principaux arguments des partisans de la candidature turque, puis d’expliquer quelles seraient les conséquences géopolitiques de l’adhésion d’Ankara.

Dire que la Turquie est historiquement européenne est aussi vrai que de dire que la France, en tant qu’ex-puissance coloniale, est africaine. La Turquie n’est pas plus européenne par sa géographie (excepté Istanbul et la Thrace) que par ses moeurs ou sa conscience civilisationnelle. Les Turcs se définissent comme un peuple asiatique dont l’Age d’Or est l’apogée de l’Empire ottoman, et si une faible minorité kémaliste ou issue des quartiers privilégiés d’Istanbul se sent européenne, les habitants des favelas d’Istanbul et des campagnes de l’Anatolie se reconnaissent plus dans le voisin irakien que dans les Européens du Nord ou même dans les Grecs chrétiens. La récente nomination d’un citoyen turc à la tête de l’Organisation de la conférence islamique (OCI, prosaoudienne), puis les propos irrédentistes inquiétants d’Erdogan accusant la Grèce de «persécuter les Turcs musulmans» de Thrace (1), ou encore la politique panturque d’Ankara en Asie centrale et dans le Caucase, montrent bien que la Turquie demeure ce pays «dreaming west and moving east».

Invoquer l’«irréversibilité» de la candidature turque sous prétexte qu’Ankara a signé un accord d’association en 1963, est membre de l’Otan et du Conseil de l’Europe, ou au titre d’une «promesse», ne tient pas. L’Otan et le Conseil de l’Europe ne sont pas des sas d’entrée dans l’Union. En réponse à la demande officielle d’adhésion d’Ankara (1987), qui fut rejetée, le Parlement européen avait voté une résolution — occultée aujourd’hui — exigeant en vain comme préalable la reconnaissance du génocide arménien, l’amélioration du sort des minorités, puis le retrait de Chypre. C’est donc Ankara qui n’a pas rempli ses obligations, et non l’inverse. Loin d’être un dû, le processus d’intégration de la Turquie peut être interrompu à tout moment sur décision d’un Conseil européen, d’un rapport négatif de Bruxelles ou par le veto d’un Etat membre.

— Dire qu’il «faut» intégrer la Turquie afin de démontrer que l’Europe n’est pas un «club chrétien» et ne «rejette» pas un candidat islamique est absurde : demande-t-on à la Ligue arabe d’intégrer Israël ou l’Inde pour prouver qu’elle n’est pas un «club musulman» ? Ce mauvais procès renverse les rôles, car c’est à la Turquie de prouver qu’elle n’est pas un «club musulman» : il y a plus de Turcs de confession musulmane à Paris que de chrétiens dans toute la Turquie (100 000), pays musulman à 99%.

— Dire que la Turquie demeure une «exception laïque» et un allié naturel contre l’islamisme, grâce à l’héritage d’Atatürk, est faux : la Turquie nouvelle autorise et réclame tout ce que rejetait Kémal : le voile, les partis islamiques, les confréries, les cours de religion obligatoires. Ses lois contre le blasphème condamneraient Atatürk lui-même ! Le kémalisme a connu un coup d’arrêt dès les années 50-60, avec les gouvernements Menderes et Demirel, et il est politiquement mort sous Turgut Ozal, ce grand artisan de la réislamisation qui abolit l’article 163 interdisant les partis islamistes. Comment peut-on soutenir qu’un pays dont 70% des femmes sont voilées, dont l’Etat entretient 90 000 imams et des milliers de mosquées, mentionne les religions sur les cartes d’identité, interdit la haute fonction publique et militaire aux non-musulmans, et qui est dirigé par un parti (l’AKP) issu d’un courant islamiste victorieux aux élections depuis le début des années 90, est encore un pays laïque ?

— On nous explique que les islamistes turcs au pouvoir sont des «modérés» et des pro-occidentaux qui maintiendront les liens avec l’Otan et Israël. C’est oublier les propos du ministre des Affaires étrangères, Abdullah Gül, justifiant la polygamie devant un auditoire du SPD allemand, expliquant que «la démocratie n’est pas un but mais un moyen»(2). Les alliés américains savent eux aussi depuis la guerre d’Irak que la Turquie réislamisée ne coopérera plus jamais comme avant. D’autant qu’Erdogan a reproché à George Bush, lors du sommet de l’Otan de juin, sa politique «prokurde» en Irak (3), Ankara revendiquant une partie de ce pays au nom la même «politique des minorités» qu’elle invoque à Chypre ou en Thrace...

— L’intégration de la Turquie permettrait à celle-ci de «poursuivre sa démocratisation», nous dit-on. L’Union européenne est certes un espace de paix et de démocratie, mais elle est située du point de vue civilisationnel, donc naturellement «réservée» aux peuples de culture judéo-chrétienne marqués par la pensée gréco-latine et situés en Europe, ce qui fait déjà beaucoup de monde à démocratiser avant la Turquie, l’Ukraine, la Biélorussie et la Russie étant infiniment plus européennes. Toute entité géopolitique doit avoir des limites claires, faute de quoi nous avons affaire à un phénomène néo-impérial ayant vocation à s’étendre à l’infini.

— Nos dirigeants ont-ils seulement conscience que la Turquie dans l’Europe deviendra l’Etat prépondérant de l’Union : dès 2020, Ankara disposera de 100 députés turcs majoritairement islamistes au Parlement européen (contre 72 pour la France et 98 pour l’Allemagne) ; sera la première puissance militaire et démographique de l’Union (bientôt 100 millions d’habitants et 850 000 soldats) ?

L’entrée de la Turquie dans l’Union ouvrira la boîte de Pandore de l’élargissement. Pourquoi refuser ensuite les 200 millions de turcophones du Caucase et d’Asie centrale ou les Etats du Maghreb ? L’UE héritera de tous les contentieux géopolitiques (eau, frontières, minorités, etc.) que la Turquie entretient avec ses voisins. Sans oublier les trafics de drogue, d’armes et d’immigrés clandestins dont elle est une des plaques tournantes majeures. L’Union aura comme voisins directs l’Iran des mollahs et la Syrie, parraines du Hezbollah ; l’Irak du djihad anti-occidental d’al-Qaida ; l’Azerbaïdjan et la Géorgie, points de passage des islamo-terroristes du djihad tchétchène...

Malgré cela, les partisans de la candidature turque affirment que son intégration à l’UE nous permettra de conjurer le choc des civilisations et de combattre la menace islamiste !

L’Europe serait une chance pour la démocratie turque, nous dit-on. Elle sera surtout une chance pour les islamistes turcs, jusque-là condamnés à édulcorer leur programme et à subir l’alliance avec l’Amérique et Israël tant que les militaires contrôlent le pays. Ne serait-ce que pour préserver l’exception kémaliste tant invoquée par les turco-euphoriques, les dirigeants européens devront réfléchir à deux fois avant de déclencher un processus qu’ils ne maîtriseront plus.


* Essayiste. Vient de publier aux éditions des Syrtes : LaTurquie dans l’Europe, uncheval de Troie islamiste?

(1) Agence Anadolou, 17 juin 2004.
(2) Gérard Croc dans la «Revue des Deux mondes», avril 2003.
(3) AFP, juin 2004.


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